Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 7 Année 2016-2017 3 février 2017 Kant : Projet d'histoire philosophique En 1784, K s’efforce à la fois de penser l’histoire sans rien décider de l’avenir, et de réfléchir à ce qu’il faudrait faire pour accorder le mécanisme de la nature et les fins de la raison. La dimension systématique de sa réflexion est obtenue par son point de vue téléologique et moral [1]. K considère l’histoire de l’espèce humaine dans son ensemble, comme l’exécution d’un plan caché de la nature pour édifier une constitution politique parfaite (8e prop.). Ce projet est considéré comme possible en théorie et utilisable en pratique, pour inciter les humains à déployer leurs dispositions naturelles dans la société civile et la société des nations. Possible en théorie Un fil conducteur a priori Les réserves qu’on peut faire sur une telle intention ont déjà été émises sur le récit chrétien de l’histoire du Salut. Comment s’en tenir à une visée téléologique sans aboutir à un roman (7) ? Comment supposer un dessein de la nature sans abolir le jeu de la liberté humaine (8) ? Ne va-t-on pas être tenté de schématiser la réalité et de ne retenir que les faits qui iront dans le sens espéré ? Ne risque-t-on pas de voir dans les faits une simple illustration de l’idée avancée ? Or, la Critique de la raison pure a montré qu’une Idée subjectivement nécessaire n’a pas forcément de réalité objective. Ce n’est pas parce que notre esprit a besoin de cohérence que les événements doivent s’y plier. K reconnaît notre incapacité à pénétrer le mécanisme secret (10) de la nature. L’idée d’un plan de la nature n’est qu’un fil conducteur a priori (40) de sa réflexion sur l’histoire, elle ne prétend pas en déceler les lois. K ne veut fonder ni une théologie de l’histoire ni une science nouvelle, il tente seulement d’envisager les choses d'un autre point de vue (43). De l’histoire, nous ne trouvons a priori de rationnel que ce nous y mettons. Une accumulation de faits ne constitue pas une histoire. Tout récit historique met en ordre des faits sous une idée directrice. Sans fil conducteur impossible d’articuler le jeu confus des affaires humaines (25). Sans idée directrice les faits ne montrent qu’un agrégat d’actions humaines dépourvu de plan (12s). K se propose donc de partir de l’Idée d’un plan caché de la nature qui relie les faits à l’unité idéale d’une finalité naturelle et qui les représente, du moins dans l’ensemble, comme un système (11s) [2]. Il relie l’idée de système à celle de droit pour penser une harmonie possible entre le plan de la nature et les fins de la liberté. Système désigne ici un tout unifié par un principe, et pourtant toujours ouvert aux surprises que l’avenir nous réserve. Le système s’oppose à l’agrégat, pure accumulation de parties due au hasard [3]. De ces trois possibilités d’envisager l’histoire, K rejette aussi bien un hasard insensé qu’un scepticisme navrant et s’en tient à la perspective consolante du progrès dont il a besoin. Il structure, autant que possible, la diversité des actions humaines pour les représenter sous une unité, sans trahir la réalité des faits. Concrètement, il suggère un système de tous les Etats qui courent le risque de se nuire réciproquement (C3, § 83). C’est dans la mise en œuvre du droit que K saisit l’histoire comme le passage de la nature à la liberté. Les progrès de la constitution civile en Europe Il illustre cette idée par une série d’exemples tirée de l’histoire européenne, de la Grèce ancienne au présent. Sa mise en perspective de différentes constitutions politiques semble montrer un début de réalisation de l'Idée. Les États grec, romain et moderne apparaissent comme les étapes d’un cours régulier dans l’amélioration de la constitution politique sur notre continent (16s). K borne son champ d’observation selon le temps, l’espace et l'objet étudié. Dans le temps, il part de l’Antiquité grecque, et non d'Adam et Eve, délivrant ainsi l'histoire de la tutelle des théologiens. Comme Hume, il tient la première page de Thucydide pour l’unique commencement de toute histoire véridique, car c’est à partir de l’historien grec qu’un public instruit s’est maintenu en permanence jusqu’à nos jours, garantissant l’authenticité de l’histoire racontée [4]. Seulement, la régularité du progrès des Européens en droit public et international, présente ici une faille millénaire. K saute tout le Moyen Âge dont les institutions n’avaient pas bonne presse au siècle des Lumières. L’espace aussi est très limité. Le champ de vision est réduit à l’Europe, valorisée comme foyer des Lumières et comme le continent qui vraisemblablement donnera un jour des lois à tous les autres (17s). K n’évoque d’autres peuples qu’épisodiquement (16). A l’intérieur de ces bornes spatio-temporelles, son unique objet est de dégager une amélioration de la constitution politique sur notre continent (17). Les faits ne confirment cette Idée que très grossièrement. K ne pousse d’ailleurs pas le raisonnement plus loin. Il se contente de signaler que dans l’ensemble (11s) une finalité semble transparaît dans la succession des faits, sans en faire pour autant la structure constitutive de l’histoire. K ne cherche pas à prouver la rationalité du réel. Il constate seulement que, malgré les destructions, il a toujours subsisté un germe des Lumières qui, développé davantage à chaque révolution, préparait une étape plus élevée dans la voie de l'amélioration (22-24). Comme si l’espèce humaine, en dépit des aléas de l’histoire, continuait à développer les dispositions naturelles qui visent à l’usage de sa raison (2° Prop.). Pour K, la contribution des peuples au progrès du droit et des Lumières compte plus que les particularités de chacun. Le droit public et international constitue à ses yeux le véritable foyer où se développent les dispositions originaires de l’espèce humaine (8° Prop.), dont les institutions sont considérées comme les enveloppes éphémères. En faisant de l’avènement du droit le noyau central du processus de culture, K conçoit l’histoire comme le passage de l’animalité à l’humanité, donc comme le dépassement par l’homme de ses penchants animaux pour se diriger vers des fins libres. Mais il se garde bien de toute prophétie politique des transformations futures (25s). Même si un progrès partiel semble pouvoir être observé des origines à nos jours en Europe, cela peut se retourner du jour au lendemain. Toutefois, grâce aux quelques indices relevés, la progression future de la civilisation ne peut pas non plus être tenue pour impossible. K peut donc maintenir sa perspective consolante sur l’avenir (27s). Une perspective consolante sur l’avenir Cette Idée a priori revient à une justification de la nature (31), comme intelligence ordonnatrice agissant selon des fins [5]. Bien sûr, K n’a pas la présomption de reconnaître la Providence comme telle. Mais il juge utile, du point de vue pratique, d’admettre que la nature, même dans le jeu de la liberté humaine, ne procède pas sans plan (8s). Ou bien faut-il supposer une nature aveugle, ou encore admettre qu’un esprit malin porte les humains à saboter l'ouvrage du Créateur (4° Prop.) ? Si l’homme ne savait que ramener la création au chaos, il aurait reçu en vain l’usage de la raison. S’il n'était capable que de détruire son environnement, la nature serait suspecte d’un jeu puéril et tout essai de téléologie serait irrecevable. Car à quoi bon vanter la sagesse de la création dans le domaine de la nature d'où la raison est absente, si l’histoire de l’espèce humaine doit demeurer une éternelle objection (32-36) ? Celui qui se défie des humains et les méprise ne peut attendre un ordre rationnel que dans un autre monde (36-38). A quoi bon louer la sagesse du Créateur, si l’histoire humaine est dénuée de sens ? Est-il convenable d’admettre la finalité de l’organisation de la nature dans les parties et cependant l’absence de finalité dans l’ensemble (7° Prop.) ? K juge plus raisonnable d’admettre l’ordonnance d’un sage Créateur (4° Prop.) que le mécanisme aveugle d’une nature insensée ou l’œuvre d’un malin génie. Sa conclusion s’accorde-t-elle avec la Théodicée (Leibniz, 1710) plaidant la cause de Dieu devant le tribunal de la raison ? K prouve, au contraire, l’insuccès de toutes les tentatives de théodicée : Aucune ne peut s’acquitter de ce qu’elle promet (Pl. II. 1403 ; 1791) [6]. Se faire l’avocat de Dieu marque la présomption d’une raison humaine méconnaissant ses limites et sa fragilité. K constate plus modestement que rien jusqu’à présent n’a empêché les humains de se multiplier, et que l’antagonisme des individus et des États a plutôt stimulé le développement de leurs capacités. L’interprétation de l’histoire selon un plan de la nature ne sert pas à décrire le passé, ni à prédire une amélioration politique future. Elle n’offre ni une vérité sur le passé, ni une certitude sur l’avenir. Rien ne garantit que le progrès global, qui semble avoir eu lieu jusqu’ici dans le domaine constitutionnel, se poursuivra indéfiniment. Ce que K désigne comme but final de la nature ne se réalisera pas forcément et, de toute façon, ne se fera pas tout seul. Un tel progrès doit pourtant être pensé pour encourager les individus responsables à orienter leurs actions vers certains buts raisonnables (6). L’idée de finalité n’est pas, pour K, une solution, mais une tâche qui requiert un effort constant [7]. Il envisage l’histoire comme l’accomplissement progressif d’une tâche infinie. Utilisable en pratique Les hommes ne peuvent connaître le sens de l’histoire, mais ils doivent le penser, car il leur faut agir, et ils n’agiront pas librement sans se donner des règles communes, dont la plus urgente est d’écarter toute guerre. Par analogie avec la constitution civile assurant le droit des individus, K pense à une fédération de peuples garantissant à chacun son droit. Cette idée d’une société des nations est un principe régulateur qui peut inciter les acteurs politiques à tendre vers ce but. K veut convaincre les que son intention cosmopolitique est conforme à des fins rationnelles, ainsi qu’au dessein de la nature. Car, selon lui, la nature veut irrésistiblement que le droit finisse par l’emporter (Paix 71). K ne prédit pas ce qui va advenir, mais il voudrait en favoriser l’avènement en montrant que le but de l’effort à fournir, - c’est-à-dire l’unification politique parfaite dans l’espèce humaine (3) -, peut avoir une réalité pratique, si cette idée sert de principe régulateur aux citoyens, historiens et hommes politiques. C’est pour eux que K écrit. Pour les citoyens Le but est de gagner sur la violence des passions et de se montrer plus humains. Même de faibles indices de réalisation encouragent les citoyens responsables. Celui qui n’attend rien de raisonnable de l’espèce humaine, se résoudra difficilement à se soucier du bien public. Au mieux, il n'aura d’espérance que dans un autre monde (38). K, luthérien de formation, rejette toute fuite hors du monde : il n’attend pas des temps meilleurs après la mort dans l’au-delà, mais ici même, grâce à l’effort des citoyens et des peuples pour améliorer leurs relations politiques, juridiques et morales. Il importe, pour cela, que l’espèce humaine accomplisse pleinement sa destination ici-bas (30). K sécularise en quelque sorte l'histoire du Salut. C’est d’eux-mêmes que les hommes ont à édifier l’état de droit dans lequel ils pourront développer les germes dont la nature les a dotés. Certes cette perspective n’est représentée que dans une ère très lointaine (28). Mais les humains ont tout intérêt à réaliser le plan de la nature (2), car si, en tant que créatures sensibles, ils font partie de la nature comme toute autre créature, ils constituent, en tant qu’êtres doués de raison, la partie de la nature qui contient le but de tout le reste (35). Cette antique pensée de tradition biblique considère l’homme comme fin de la nature, et le reste du monde comme moyen. Encore faut-il que les hommes se rendent dignes d’une telle pensée, en accordant l’usage de leur liberté avec les fins de la raison. K ne prétend pas que le monde est là pour nous, mais il pense que la finalité de la nature se trouve dans l’humanité elle-même, en tant qu’espèce morale. Le dessein de la nature n'est pas une finalité externe à l’espèce humaine, il est inscrit en elle. L’idée d’une finalité interne s’accorde bien avec l’héritage chrétien, mais elle repose sur une téléologie naturelle. En tant qu’être doué de raison, l’homme est la seule créature terrestre qui soit capable de se fixer des buts raisonnables et d’agir en conséquence. La tâche que la nature lui confie ne lui vient pas de l’extérieur, mais des dispositions naturelles qui visent à l’usage de sa raison (2° Prop). C'est parce que l’homme est doué de raison que sa tâche, en tant que nature raisonnable, est de combler le vide de la création, eu égard à son but (4° Prop.). Il doit se sentir d’autant plus responsable du destin de la création dans le domaine de la nature dont la raison est absente (33), que l’efficience de sa technique ne cesse d’augmenter. Il dépend des citoyens et des peuples que la conduite de leur État soit appropriée à la fin que la nature se propose. Concrètement, ils doivent promouvoir les droits de l’homme. Pour les historiens et les gouvernants L’idée d’une constitution civile parfaite (7° Prop.) peut aussi servir aux historiens. A l'aide de ce fil conducteur, ils s’occuperont moins de l’honneur des princes et un peu plus des questions juridiques et politiques. Ce point de vue a une primauté logique sur la description des faits, toutefois le philosophe ne veut pas supplanter l’étude de l’histoire proprement dite comprise de façon empirique (40s). Une philosophie de l’histoire fait encore partie de la philosophie. Elle n’empiète pas sur l’histoire et n’impose rien aux historiens. Le philosophe pose la question du sens, les historiens relèvent et classent les faits. K loue leur minutie (44) et demande aux philosophes d’être très avertis des problèmes historiques (42). A ses yeux, l’histoire empirique et l’histoire philosophique sont d’égale dignité. Elles sont compatibles entre elles et se complètent. Et puisque la matière de l’histoire augmente chaque jour, les historiens à venir devront nécessairement adopter un point de vue (48). Ne pouvant surcharger indéfiniment leur mémoire, ils devront s’orienter à l’aide de l’idée universelle que la raison leur propose. K leur offre un critère pour estimer la valeur des époques passées, selon les suites qu’elles ont pu avoir sur l’avenir de l’humanité. Ainsi, les historiens se demanderont ce que les peuples et leurs institutions ont apporté sur le plan cosmopolitique (48s). Comme le progrès dépend ici d’une amélioration des relations internationales, K songe pour finir aux chefs d’Etat (50) qui en ont la responsabilité directe. La raison leur conseille d’aspirer d’abord à la justice (Paix, 82). Pour se faire entendre des politiques, K invoque un argument ad hominem qui doit flatter leur ambition (50) : il en appelle à leur désir de gloire auprès de la postérité (51). Schiller élargira considérablement ce petit motif supplémentaire (52), en remplaçant le Jugement dernier par le jugement de l’Histoire : L’histoire du monde est le jugement du monde. Tel est le sens que la génération suivante a retenu de l’article de K sur l’histoire. Le primat de l’histoire politique Le poète et le penseur de la liberté tiennent tous deux au primat de l’histoire politique et juridique. Car c’est le droit et la politique qui permettent de distinguer les faits historiques de simples phénomènes naturels. A quoi reconnaît-on que les peuples déterminent raisonnablement leur volonté, si ce n’est à leur instauration d’un État administrant le droit ? Pour K, la raison est moins à constater dans le passé qu’à réaliser dans le présent et l'avenir. L’idée d’un droit international partagé par tous les États de droit est encore loin d’être réalisée. Une histoire d’intention cosmopolitique n’est donc pas un vain projet, mais une condition indispensable pour éviter que l’espèce humaine ne se détruise elle-même, et pour qu’elle contribue de façon raisonnable à son propre épanouissement. L’opuscule de K a finalement pour but de rendre ses lecteurs conscients de la responsabilité historique de chaque génération dans la progression asymptotique de l’espèce humaine vers la pacification des conflits par le droit. Kant : Projet d'une histoire philosophique Neuvième Proposition : Une tentative philosophique pour traiter l’histoire universelle selon un plan de la nature, qui vise à l’unification politique parfaite dans l’espèce humaine, doit être considérée comme possible et même comme utilisable pour ce dessein de la nature. C’est sans doute un projet étrange, [...] que de vouloir composer une histoire d’après une idée du cours que le monde devrait suivre, s’il était adapté à certains buts raisonnables ; il semble qu’avec une telle intention on ne puisse aboutir qu’à un roman. Toutefois, s’il nous est permis d’admettre que la nature, même dans le jeu de la liberté humaine, ne procède pas sans plan ni sans dessein final, cette Idée pourrait bien devenir utilisable ; et, bien que nous ayons une vue trop courte pour pénétrer le mécanisme secret de son organisation, cette Idée pourrait cependant nous servir de fil conducteur pour présenter, du moins dans l’ensemble, comme un système, ce qui sans cela resterait un agrégat d’actions humaines dépourvu de plan. Si nous partons […] de l’histoire grecque, […] si l’on suit son influence sur la formation et les malformations du corps politique du peuple romain qui a absorbé l’État grec, puis l’influence du peuple romain sur les Barbares […] ; si l’on prend également en compte épisodiquement l’histoire politique d’autres peuples, [...] on découvrira un cours régulier dans l’amélioration de la constitution politique sur notre continent (qui vraisemblablement donnera un jour des lois à tous les autres). En outre, si l’on concentre son attention uniquement sur la constitution civile et ses lois d’une part, et d’autre part sur les relations internationales, dans la mesure où ces deux éléments ont servi, pendant un certain temps, par ce qu’ils renfermaient de bon, à élever les peuples [...], mais aussi, par leurs aspects défectueux, à précipiter leur chute – d’une façon telle, cependant, qu’il subsistait toujours un germe de lumières qui, développé davantage à chaque révolution, préparait une étape plus élevée dans la voie de l’amélioration -, on découvrira, je crois, un fil conducteur qui ne sera pas seulement utile à l’explication du jeu confus des affaires humaines, ou à la prophétie politique des transformations futures […], mais qui ouvrira encore (ce que l’on ne peut avoir des raisons d’espérer sans présupposer un plan de la nature) une perspective consolante sur l’avenir, où l’espèce humaine est représentée dans une ère très lointaine comme travaillant cependant à s’élever enfin à un état où tous les germes que la nature a placés en elle pourront être complètement développés, et sa destination ici-bas pleinement accomplie. Une telle justification de la nature - ou mieux de la Providence - est un motif non négligeable pour choisir un point de vue particulier dans la contemplation du monde. Car à quoi bon vanter la magnificence et la sagesse de la création dans le domaine de la nature d'où la raison est absente, à quoi bon recommander cette contemplation si la partie de la vaste scène de la sagesse suprême qui contient le but de tout le reste – l’histoire de l’espèce humaine – doit demeurer une éternelle objection dont la vue nous contraint, à contrecœur, à détourner les yeux de ce spectacle avec humeur et nous conduit, désespérant d’y jamais rencontrer un dessein rationnel parfait, à n’espérer celui-ci que dans un autre monde. Croire que j’aie voulu, avec cette idée d’une histoire du monde qui possède dans une certaine mesure un fil conducteur a priori, supplanter l’étude de l’histoire proprement dite comprise de façon empirique, ce serait se méprendre sur mon intention ; j’ai simplement pensé à ce qu’une tête philosophique (qui, par ailleurs, devrait être très avertie des problèmes historiques) pourrait encore tenter de faire en se plaçant à un autre point de vue. En outre la minutie, louable sans doute, avec laquelle on rédige à présent l’histoire contemporaine, doit malgré tout faire naître naturellement en chacun une inquiétude : comment nos descendants éloignés s’y prendront pour soulever le fardeau de l’histoire que nous pourrons leur laisser d’ici quelques siècles. Sans nul doute, ils évalueront celle des temps les plus reculés […] du seul point de vue de la contribution ou du préjudice que les peuples et les institutions ont apporté sur le plan cosmopolitique. Prendre garde à cela et tenir compte tant de l'ambition des chefs d’État et celle de leurs serviteurs, pour attirer leur attention sur le seul moyen qu’ils ont de transmettre leur glorieux souvenir à la postérité, voilà encore un petit motif supplémentaire pour tenter une telle histoire philosophique. KANT Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Berlin, 1784 Kant : Projet d'une histoire philosophique Possible en théorie Un fil conducteur a priori Les progrès de la constitution civile en Europe Une perspective consolante sur l’avenir Utilisable en pratique Pour les historiens Pour les citoyens et les gouvernants Primat de l'histoire politique [1] « La téléologie considère la nature comme un règne des fins, la morale considère un possible règne des fins comme un règne de la nature. Là le règne des fins est une idée théorique servant à expliquer ce qui existe, en vue de mettre en œuvre, précisément en conformité à cette idée, ce qui n'existe pas, mais qui peut devenir réel à la faveur de notre conduite. » (FMM (1785) ; GF 1994, p. 118) [2] « Il faut que tout ce qui doit se conserver ait une communauté de direction, et que des fins diverses tiennent leur cohérence d’une seule idée, qui, bien qu’elle ne soit pas visée, n’en constitue pas moins le terme de leurs aspirations divergentes, où toutes peuvent être unifiées. L’unité de l’histoire résultant d’une telle idée fait d’elle un système. […] Existe-t-il quelque chose de systématique dans l’histoire des actions humaines ? - Une idée les dirige toutes, c’est l’idée de droit. » (Réflexion 1420) [3] « Doit-on attendre d’un concours épicurien de causes que les Etats, semblables aux atomes de la matière, essaient, au hasard de leurs chocs mutuels, toutes sortes de configurations qui seront à leur tour détruites par de nouveaux chocs jusqu’à ce qu’enfin, par hasard, une configuration réussisse à se maintenir dans sa forme ? Ou bien doit-on plutôt admettre que la nature suit ici un cours régulier conduisant peu à peu notre espèce du plus bas degré de l’animalité jusqu’au plus haut degré d’humanité […] et qu’elle développe ses dispositions primitives de façon tout à fait régulière en dépit du désordre apparent de cet arrangement ? Ou bien encore préfèrera-t-on affirmer que, de toutes ces actions et réactions humaines, il ne résulte dans l’ensemble jamais rien, du moins jamais rien de sage, que tout restera comme il en a toujours été et qu’on ne peut donc prévoir si la discorde ne nous prépare pas finalement un enfer de maux, si avancée que soit notre civilisation, en anéantissant peut-être une fois de plus, par une destruction barbare, cet état de civilisation, ainsi que tous les progrès réalisés jusqu’ici dans la culture ? (Idée d'une histoire universelle d’intention cosmopolitique (1784), 7° Proposition) [4] « Seul un public instruit qui s'est maintenu en permanence depuis son apparition jusqu'à nous peut garantir l'authenticité de l'histoire ancienne. Au-delà, tout est terra incognita ; et l'histoire des peuples qui vécurent en dehors de lui, ne peut être entreprise qu'à partir du moment où ils y sont entrés […] La première page de Thucydide, dit Hume, est l'unique commencement de toute l'histoire véridique. » (Idée d'une histoire universelle (1784), 9° Proposition, note) [5] « Si l'on considère la finalité dans le cours du monde comme la sagesse profonde d'une cause supérieure tendant au but final objectif du genre humain et déterminant à l'avance ce cours du monde, on la nomme Providence. Sans doute ne pouvons-nous pas à proprement parler connaître cette Providence d'après les ouvrages de la Nature, ni même conclure à son existence à partir de ses ouvrages, mais nous pouvons et nous devons l'ajouter par la pensée pour nous former une idée de sa possibilité d'après l'analogie avec les ouvrages de l'homme ; […] c'est une idée, transcendante sans doute du point de vue théorique, mais qui, du point de vue pratique (relativement au concept du devoir d’instituer la paix perpétuelle, afin d'utiliser dans ce but le mécanisme de la Nature), est tout à fait fondée dogmatiquement d'après sa réalité. » (Pour la paix perpétuelle (1795) ; PUL, 1985, p. 66s) [6] « Par théodicée, on entend la défense de la sagesse suprême de l’auteur du monde contre les accusations qu’élève à son encontre la raison, nourries par ce qu'il y a de fâcheux <zweckwidrig> dans le monde. On appelle cela plaider la cause de Dieu, bien qu'au fond ce ne puisse rien être de plus que plaider la cause de notre raison présomptueuse, méconnaissant ses propres limites. » (Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée (1791) ; trad. J.-L. Delamarre ; Pléiade II. p. 1393) [7] « La théodicée n'a pas pour objet de contribuer à l'avancée de la science, elle est plutôt une affaire de foi. La théodicée authentique nous a fait voir qu'en pareille matière il ne s'agit pas tant de multiplier les raisonnements, que de faire preuve de sincérité en remarquant l'impuissance de notre raison, et de faire preuve d’honnêteté en énonçant nos pensées sans les enjoliver, même dans l’intention la plus pieuse qu'on puisse imaginer. » (Sur l’insuccès de toute théodicée (1791) ; Pléiade II. p. 1408) |