Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 6 Année 2016-2017 20 janvier 2017 Kant : Vers une société des nations Le problème de l'édification d'une constitution civile parfaite dépend du problème de l'établissement d'une législation qui règle les relations extérieures des États et ne peut être résolu sans lui. A quoi bon travailler à une constitution civile réglée par des lois entre des particuliers, c'est-à-dire à l'organisation d'une communauté ? Car la même insociabilité, qui a contraint les hommes à cette tâche, est à son tour la cause qui fait que toute communauté, dans les relations extérieures d’État à État, jouit d'une liberté sans frein ; par suite, chacune doit s'attendre à subir de la part d'une autre les mêmes maux qui pesaient sur les individus particuliers et les forçaient à entrer dans un état civil conforme à la loi. La nature a donc à nouveau utilisé le caractère peu accommodant des hommes, et même des grandes sociétés et des corps politiques composés de créatures de cette sorte, comme moyen pour trouver, au sein de leur antagonisme inévitable, un état de calme et de sécurité. Ainsi, par les guerres, par leurs préparatifs excessifs et incessants, par la détresse qui en résulte et dont chaque État souffre intérieurement, même en temps de paix, la nature pousse les États à tenter des essais d'abord imparfaits, puis enfin, après bien des désastres et des renversements, et même après un épuisement intérieur général de leurs forces, elle les pousse à faire ce que la raison aurait pu leur dire sans qu'il leur en coûtât d'aussi tristes expériences, à savoir : sortir de l'état anarchique et sauvage, pour entrer dans une société des nations <Völkerbund>, dans laquelle tout État, même le plus petit, pourrait attendre sa sécurité et ses droits, non de sa propre force et de sa propre appréciation du droit, mais uniquement de cette grande société des nations, c'est-à-dire d'une force unie et de la décision légale de la volonté unifiée. Si folle que puisse paraître cette idée, et quoiqu'elle ait prêté à rire chez un abbé de Saint-Pierre et un Rousseau (peut-être parce qu'ils en croyaient la réalisation trop proche), telle est pourtant l'issue inévitable de la détresse dans laquelle les hommes se plongent mutuellement, et qui doit contraindre les États, (si difficile qu'il soit pour eux de s'en convaincre), à prendre précisément la même décision que l'homme sauvage avait été contraint de prendre tout aussi à contrecœur, à savoir : renoncer à sa liberté brutale pour chercher le calme et la sécurité dans une constitution conforme à la loi. - Toutes les guerres sont autant de tentatives (non pas bien sûr dans l'intention des hommes, mais dans celle de la nature) pour mettre en place de nouvelles relations entre les États, pour former par la destruction des anciens ou du moins par leur morcellement, de nouveaux corps qui cependant ne peuvent à leur tour se maintenir, soit en eux-mêmes, soit les uns à côté des autres, et doivent par conséquent subir de nouvelles révolutions semblables aux précédentes ; jusqu'à ce que finalement, en partie grâce à la meilleure organisation possible de la constitution civile à l’intérieur, en partie grâce à une législation et une concertation communes à l’extérieur, s’instaure un état de choses qui, semblable à une constitution civile universelle, puisse se maintenir de lui-même comme un automate. […] [Kant imagine ici] une situation cosmopolitique de sécurité publique des États, qui n’élimine pas tout danger, afin que les forces de l’humanité ne s'assoupissent pas complètement, mais qui ne soit pas non plus sans un principe d'égalité entre actions et réactions réciproques, afin qu'elles ne se détruisent pas les uns les autres. Tant que ce dernier pas (à savoir l'association des États) n'est pas franchi, donc tant que la nature humaine se situe à peine à mi-chemin de son développement, elle endure les maux les plus pénibles sous l'apparence trompeuse du bien-être extérieur. Rousseau n'avait pas si tort de préférer l'état sauvage, dès lors qu'on fait abstraction de ce dernier degré que notre espèce doit encore gravir. Nous sommes hautement cultivés par l'art et la science. Nous sommes civilisés, jusqu'à en être accablés, par l'urbanité et les bienséances sociales de tous ordres. Mais il s'en faut encore de beaucoup que nous puissions déjà nous considérer comme moralisés. En effet, l'idée de moralité appartient encore à la culture ; mais l'usage de cette idée qui n'aboutit qu'à une apparence de moralité dans l'honneur et la bienséance extérieure, constitue seulement la civilisation. Or tant que les États consacreront toutes leurs forces à leurs projets d’expansion vains et violents, tant qu'ils entraveront constamment le lent effort de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens, les privant même de toute aide pour cette fin, on ne peut attendre aucun résultat de ce genre ; car cela exige un long travail de formation des citoyens à l'intérieur de chaque communauté. Or, tout bien qui n'est pas greffé sur une intention moralement bonne n'est que pure apparence et faux clinquant. Le genre humain demeurera sans doute dans cet état jusqu'à ce qu'il se soit, de la manière que je viens d’indiquer, dégagé par ses efforts de la situation chaotique qui caractérise les relations entre États. KANT, Idée d’une histoire universelle d'intention cosmopolitique, Septième proposition, Berlin, 1784 Kant : Vers une société des nations La situation présente Droit à l'intérieur de l’État Chaos entre les États Vers un droit cosmopolitique Société des nations Intention morale Extension de l'ordre du droit [1] « Nous vivons à une époque de discipline, de culture, de civilisation, mais nous ne vivons pas encore à une époque de moralisation. En l’état présent de l'homme, on peut dire que le bonheur des États croît en même temps que la misère des hommes. » (Réflexions sur l'éducation (1803) ; Vrin, p. 113) [2] « Au niveau de culture où se tient le genre humain, la guerre reste encore un moyen indispensable pour la faire progresser ; et ce n'est qu'après l'achèvement (Dieu sait quand) de ce degré de culture qu'une paix perpétuelle nous serait salutaire, c’est aussi par cet achèvement seul qu’elle serait possible. Sur ce point, nous sommes bien responsables des maux à propos desquels nous élevons des plaintes si amères. » (Conjectures sur le commencement de l’histoire, Remarque finale (1786) ; GF 161) [3] « Les plus grands maux qui accablent les peuples civilisés nous viennent de la guerre, et à vrai dire, non pas tant de la guerre qui a lieu, ou qui a eu lieu, que des préparatifs incessants et même régulièrement accrus en vue de la guerre à venir. C’est à cela que l’Etat emploie toutes ses forces, et tous les fruits de la culture qui pourraient être utilisés à créer une culture plus grande encore ; la liberté subit en bien des endroits d’énormes préjudices, et la prévoyance de l’Etat se change pour tel ou tel de ses membres en exigence d’une impitoyable dureté, lors même que celle-ci est légitimée par la crainte d’un danger extérieur. » (Conjectures, Remarque finale (1786) ; trad. S. Piobetta, GF 161) [4] « La guerre devient non seulement une entreprise très artificielle et d'une issue très incertaine pour les deux camps, mais aussi, du fait des séquelles que ressent l’Etat écrasé sous le poids grandissant des dettes dont l'amortissement devient imprévisible, une entreprise très lourde de conséquences ; par suite, l’influence que l'ébranlement d'un seul État produit sur tous les autres, tant ils sont liés indissolublement par l’industrie sur notre continent, devient si forte que, pressés par leur propre danger, des Etats, bien qu’ils ne puissent se parer du prestige de la légalité, s'offrent comme arbitres, faisant ainsi par avance tous les préparatifs nécessaires à l'avènement d'un grand corps politique futur, dont le monde passé ne peut fournir aucun exemple. » (Idée d'une histoire universelle, 8e prop. (1784) ; GF 85) [5] <K préconise> « à la place de l'idée positive d'une république mondiale, si l'on ne veut pas tout perdre, son remplacement négatif par une fédération préservant de la guerre, existant réellement et s'élargissant toujours plus. » (Vers la paix perpétuelle (1795) ; trad. J. Lefebvre, PUL, 63s) [6] « La Raison, du haut de la puissance suprême fixant les lois morales, condamne absolument la guerre comme moyen de déterminer le Droit et fait de l'état de paix un devoir impérieux et immédiat, état qui ne peut toutefois être institué ni garanti sans un contrat entre les peuples – pour toutes ces raisons, il faut mettre en place une fédération d'une espèce particulière, que l'on peut appeler fédération pacifique (fœdus pacificum), laquelle se distinguerait du traité de paix (pactum pacis) en ce que celui-ci veut seulement mettre fin à une guerre, tandis que la fédération chercherait à mettre fin pour toujours à toutes les guerres. » (Vers la paix perpétuelle (1795) ; PUL, 62) [7] « Une paix générale, qui durerait en vertu de ce qu'on appelle la balance des forces en Europe, est une pure chimère, tout comme la maison de Swift qui avait été construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l'équilibre qu'elle s'écroula aussitôt qu'un moineau vint s'y poser. » (Sur le lieu commun : cela peut être juste en théorie, mais ne vaut rien en pratique (1793) ; GF 92) [8] « En l’absence d’un système cosmopolitique et du fait de l’obstacle que la passion des honneurs, du pouvoir et de la richesse oppose ne serait-ce qu’à la possibilité d’un tel projet chez ceux qui ont le pouvoir entre leurs mains, la guerre est inévitable ; celle-ci, bien qu’elle soit une tentative non intentionnelle des hommes (provoquée par des passions sans frein), constitue pourtant une tentative profondément mystérieuse, peut-être intentionnelle, de la sagesse suprême, sinon pour édifier, du moins pour préparer une légalité qui soit compatible avec la liberté des Etats. » (C3 § 83 (1790)) |