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Nikos Kazantzakis et l'âme grecque

le mardi 25 mars 2003

par Françoise CHATEL de BRANCION 

Docteur ès Lettres

Derniers ouvrages parus : 
" R.B. SHERIDAN, personnalité, carrière politique " 
56 Etudes anglaises - Ed. DIDIER (1974)

 

Introduction

Nikos Kazantzakis est l'un des plus grands écrivains de la deuxième moitié du 20ème siècle.
Son œuvre est immense et touche à de nombreux domaines : théâtre, poésie, philosophie, scénarios, carnets de voyage, traductions (Goethe- Dante), nouvelles pour enfants, adaptation de Jules Verne… 
Il vint tard au Roman qui lui apporte la célébrité, essentiellement avec " Alexis Zorba ", paru en 1946, onze ans avant sa mort. 
Nous nous attacherons à son œuvre de romancier en tentant de faire revivre le perpétuel conflit entre " La chair et l'esprit ", un roman de vieillesse, qui inspire toute son œuvre et est à la racine de sa personnalité. 
L'amour charnel de la vie, la joie de vivre, les splendeurs de l'univers et la révolte devant la souffrance et la mort s'incarnent dans le prodigieux personnage d'"Alexis Zorba".


1er thème : La chair surpuissante
C'est encore d'attachement viscéral à l'homme de chair et de sang dont nous parlent les deux romans " La liberté ou la mort " (1949) et "Les Frères ennemis " (1950). 
Kazantzakis, le farouche défenseur de l'indépendance de la Grèce et de la Crête qui, en 1912, s'engagera comme volontaire dans la guerre des Balkans, exalte dans ces romans la patrie et la liberté, la haine des Turcs , l'ivresse de la violence, le mépris de la mort.

2ème thème : La lutte pour la liberté 
Il y a déjà la notion de dépassement de soi. Kazantzakis va être saisi par la personnalité du Christ et ce sera le triomphe de l'Esprit (" L'Ascèse ")

3ème thème : Le triomphe de l'Esprit 
Le Christ le hante. Il s'établit une sorte d'identité entre le Christ et lui. Sous sa plume, le Christ devient grec et crétois. Son âme aspire à l'amour des autres et à l'immortalité . 
Dans " Le Christ recrucifié " (1948), nous assistons à la bouleversante transformation du jeune berger Manolios qui devient une réincarnation du Christ parmi les villageois grecs. 
Dans " La dernière tentation du Christ ", nous revivons avec intensité la Vie et la Passion de Jésus. 
A la fin du livre, il écrit :

"Je suis sûr que tout homme libre qui lira ce livre plein d'amour aimera plus que jamais, mieux que jamais le Christ"" 

Sa vie

Nikos Kazantzakis naît à Héraklion en 1883 et, quelques années après, à cause des insurrections en Crète, sa famille se réfugie dans l'île de Naxos. Il disait :

" Je suis d'abord Crétois et ensuite Grec. "

Dans le très beau roman " Dans le Palais de Minos ", (édité en français, après sa mort, en 1984), il évoque avec une saisissante fraîcheur le mystère du Minotaure, la fameuse légende du fil d'Ariane, jeune princesse éperdument amoureuse de Thésée. Il se réjouit que Thésée, ce jeune prince d'Athènes, ayant tué le Minotaure, prenne possession de la Crète à l'empire vieillissant, et l'introduise dans ce monde grec de culture et de beauté. 

Son père était un commerçant prospère d'Héraklion.

" Mon père parlait peu, ne riait pas, ne se querellait pas. Parfois seulement, il grinçait des dents ou serrait les poings. Je ne me souviens pas qu'il m'ait jamais dit une parole tendre. Une fois seulement, à Naxos, au temps de la révolution. J'allais à l'école française chez les pères catholiques (Ecole commerciale française de la Sainte Croix). J'avais reçu un bon nombre de prix et, en rentrant à la maison, il m'a dit : " Tu n'as pas déshonoré la Crète. "" 
("Lettre au Greco" - Bilan d'une vie)

"Ses affaires marchaient bien. Il n'avait à se plaindre ni de sa femme, ni de ses enfants. Il était respecté, le Capitaine Michel (Capétan Mihalis ). Pourtant son cœur était lourd, inconsolable."

Une seule pensée le harcelait, la vengeance, bouter les Turcs pour arriver enfin à la libération de la Grèce et de la Crète. 
Dans " La liberté ou la mort ", Kazantzakis trace le portrait de ce redoutable Capétan Mihalis, son père, incarnation de cet Irrédentisme, de ce patriotisme, et de cet instinct primitif dont il garde lui-même l'empreinte. Il confie :

" Ma mère était une sainte femme. Comment a-t-elle pu pendant 50 ans, sans que son cœur se brise, sentir à côté d'elle le souffle, l'haleine du lion ? Tous mes ancêtres du côté de ma mère étaient paysans. Mon grand-père venait nous voir à Pâques et à Noël. Il s'arrangeait toujours pour venir frapper à la porte au moment où il savait que son gendre de fauve n'était pas à la maison. Chaque fois que je me rappelle de ce vieillard aux joues roses, je sens augmenter ma confiance en la Terre et en l'effort de l'homme sur la Terre ".

Il se revoit petit garçon à l'école communale à Héraklion.

" Avec mes grands yeux toujours pleins de magie" (Chapitre " L'Ecole Communale " dans " Lettre au Greco " p. 49)

Il sera ensuite étudiant en droit à Athènes puis, en 1907, il arrivera à Paris où il suivra les cours de Bergson au Collège de France et découvrira Nietzsche (sur lequel il écrira sa thèse en 1909). 
Pour lui, la culture française ne se sépare pas de la culture grecque, c'est un tout, les bords de l' Yllipos et du lycée ne font qu'un avec la Sorbonne. 
D'ailleurs, il écrira deux romans peu connus en français, " Toda-Raba " ou ( "Moscou à vie") et " Le jardin des rochers " où il évoque le Japon, pour lui actif et raciste, et la Chine, contemplative et attachée à la terre. 

Il est d'abord et avant tout un philosophe. C'est le devenir de l'homme qui le hante et le passionne, il aspire à la religion et envisage même d'en créer une.

" Je n'aime plus l'homme, j'aime la flamme qui le brûle ! ", s'écrie-t-il dans sa première œuvre philosophique, 
" L'Ascèse ".

En un certain sens, son arrivée tardive à la création littéraire serait comme l'aveu d'un échec. Il pourrait s'attribuer la phrase qu'il applique à Tolstoï : " Il voulait créer une religion, il ne put créer que des romans et de l'art ".

Cependant, à travers son œuvre passe un message d'amour, reflet de sa personnalité généreuse et mystique. 
De retour à Athènes, il épouse en 1910 Galatée Alescioa et vit en faisant des traductions en grec (" La divine comédie " et Goethe). 

Kazantzakis va parcourir le monde pour exorciser ses démons, Ulysse errant, nomade par essence. Il écrira :

" Mes plus grands bienfaiteurs ont été les voyages et les rêves. "

En Espagne, il rencontre Primo de Rivera et Unamuno, et à Rome, Mussolini. Il visitera le Mont Athos, le Sinaï, la Russie (où il rencontre Goethe), le Japon, la Chine et bien d'autres pays. 
En 1917, il met en exploitation dans le Péloponnèse une mine de lignite avec son ami Zorba. C'est un échec. 
En 1919, il est nommé au ministère de l'Assistance Sociale chargé du rapatriement des Grecs du Caucase. 
En 1924, il rencontre Elena Samios qui sera la compagne de sa vie. Il divorce en 1926 de Galatée Alescioa et n'épousera Elena qu'en 1945. 
C'est en 1945 également qu'il sera nommé Président de l'Union Ouvrière Socialiste et ministre sans portefeuille du gouvernement Safoulis. Il démissionne après 47 jours. 
Après la parution de " Alexis Zorba ", il sera, sans succès, candidat au Prix Nobel et échouera aussi à l'Académie d'Athènes. 
En 1947, il sera conseiller littéraire à l'Unesco et dirigera le " Bureau de la traduction des classiques ". 

Toute sa vie, il vivra dans l'angoisse et dans une sorte de désert moral, écartelé par cette lutte impitoyable en lui et autour de lui entre la chair et l'esprit. 
Pourtant, il connaîtra trois points d'ancrage successifs, lieux d'élection où, dans un isolement et une solitude quasi monacale, il crée : 
1 - Dans les forêts du Sud de la Bohême 
2 - Egire, la plus pure et la plus austère des îles du Golfe Saronique en face d'Athènes 
3 - Antibes en France, l'Antipolis grecque qui abritera les années les plus fécondes de son existence littéraire et où il écrira les cinq grands romans de sa vieillesse. 

En 1950, il continuera de gravir le chemin escarpé de sa vie. Il sera persécuté par l'Eglise grecque pour " La dernière tentation du Christ " et " La liberté ou la mort ", et excommunié. Le pape mettra " La dernière tentation du Christ " à l'Index. 
1957. Kazantzakis meurt à Fribourg-en-Brisgau et sera enterré à Héraklion. Sa statue se trouve sur la grande place à côté de celle de l'écrivain français Paléologue.

Thème I :
La puissance de la chair " Alexis Zorba "

Le livre connut un grand succès, le grand musicien Theodorakis composa l'air célèbre qui accompagne le sirtaki (la danse de Zorba), et le film de Cacoyannis (" Zorba le Grec ") reflète bien le climat de ce roman original et poignant. 
Kazantzakis illustre ici le contraste entre les intellectuels comme lui, les souris papivores toujours plongées dans leurs papiers et leurs rêves, pâles, abstraits, un peu falots, et les hommes de chair et de sang comme Zorba, ce Macédonien dynamique, ardent, ce Sindbad le Marin possédé de la joie de vivre et de l'angoisse de vivre. 

Kazantzakis écrit :

" Si je devais, dans mon existence, choisir un guide spirituel, c'est sûrement Zorba que je choisirais, car c'est lui qui possédait ce dont a besoin un gratte-papier pour être sauvé : le regard primitif, l'ingénuité créatrice qui fait voir sans cesse l'univers pour la première fois et donne une virginité aux événements éternels et quotidiens, et enfin le rire éclatant et sauvage venu d'une source profonde. "

Ce livre, son chef d'œuvre peut-être, illustre le combat permanent entre la chair et l'esprit qui existe en tout homme et consacre en Zorba la puissance de la chair. 

Un intellectuel crétois (Kazantzakis lui-même), piqué d'être traité par ses amis de souris papivore, décide de se jeter dans l'action et part pour aller exploiter une minte de lignite dans son île natale, la Crète. 

Au Pirée, " en attendant son bateau pour la Crète, dans le petit café dont les portes étaient closes à cause d'un fort sirocco et où l'on sentait le relent humain et l'infusion de sauge, un homme frisant la soixantaine, de très haute taille, sec, les yeux écarquillés, avait collé le nez à la vitre et me regardait. Ce qui m'impressionna le plus, ce furent ses yeux tristes, inquiets, moqueurs et pleins de flamme ".

Zorba entre, l'aborde et lui offre ses services : " Prends-moi comme cuisinier. Je sais faire de ces soupes ! " 
Il est séduit par " ce cœur vivant, cette large bouche goulue et cette grande âme brute ". 
Il l'emmène. Zorba emporte son santouri (sorte de longue guitare) et l'écrivain son manuscrit sur Bouddha. 
Dans ce choix se cache tout le message du livre, l'éternel conflit entre l'ascèse de l'intellectuel qui s'évade du monde par la pensée et l'amour de la Vie et des nourritures les plus terrestres qui anime ce prodigieux Zorba, enthousiaste et passionné, les pieds sur terre. 
Arrivés après une traversée dans la tempête, ils s'installent dans un petit village crétois proche de la colline qui renferme la lignite, dans une misérable auberge que tient Madame Hortense (" Bouboulina" pour les intimes - lire p. 45). 

L'action se déroule mais, au fond, elle n'a pas une très grande importance. Ce qui compte, c'est l'amitié, dans ce petit village crétois bercé par la mer, de ces deux hommes si proches et si différents. Ce qui compte, c'est l'épanouissement de la personnalité prodigieuse de Zorba qui incarne la Grèce, c'est-à-dire toute l'humanité.

Zorba est un homme simple mais avisé, d'une intelligence subtile. Quand il découvre que le patron considère que l'exploitation de la lignite est un prétexte pour " qu'ils ne nous prennent pas pour de sages entrepreneurs et ne nous reçoivent pas à coups de tomates ", Zorba est submergé par la joie. 

Pour l'exprimer, il se met à danser (p. 101 à 102) en expliquant :

" Il y a un diable en moi qui crie chaque fois que je suis sur le point de suffoquer. Il crie " Danse ! " et cela me soulage. " " Mes pieds, mes mains parlent, mes cheveux aussi et mes habits…Ils sont tombés bien bas les hommes, ils ont laissé leurs corps devenir muets. Ils ne parlent plus qu'avec la bouche. "

Ne rien prendre trop au sérieux, passer le temps sur cette vaste scène de comédie du monde. Parfois Zorba s'exprimera aussi sur son santouri à qui il faut le calme et la joie du cœur.

" C'est un animal sauvage
, confie-t-il au patron, il a besoin de liberté. Si tu me forces à en jouer, ce sera fini. Pour ces choses là, il faut que tu le saches : je suis un homme. " 
" Un homme ? Qu'est-ce que tu veux dire ? " 
" Eh bien quoi ? Libre ! " 

Zorba pratique tout naturellement la musique et la danse, les plus charnels des arts. Il a aussi une remarquable faculté de concentration.

" Ne me parle pas quand je travaille ", me dit-il un soir " je pourrais craquer. Je suis tout entier au travail, tendu, tout raide, des orteils à la tête, collé sur la pierre ou le charbon ou bien sur le santouri. Si tu me touches alors brusquement, si tu me parles, alors je pourrais craquer. "

Kazantzakis, le jeune patron, connaît le bonheur dans ces repas champêtres au bord de la mer, " un verre de vin, une châtaigne, la rumeur de la mer " en compagnie de ce Zorba épicurien de la vie et dont il admire l'équilibre (p 190 - 191). Ils ont de longues conversations à bâtons rompus et le plus souvent sur la plage, la nuit. 

Zorba pose des questions profondes. 

" Ayant bu un verre de vin, il se tourne vers moi : 
- Qu'est-ce que c'est que cette eau rouge, que ce prodige, patron dis-le moi. Tu bois ce jus rouge et voilà ton âme qui grandit, elle ne tient plus dans la vieille carcasse, elle défie Dieu." 

Il pose aussi les questions essentielles qui montrent son mépris évident pour les intellectuels gratte-papier (p. 380 - 381). 
Un autre grand sujet de préoccupation pour Zorba est l'exigence des rapports avec les femmes. Sa conception est essentiellement latino-méditerranéenne.

" La femme, c'est une source fraîche, on se penche, on voit son visage et on boit. "

Les idées de l'égalité des sexes ou de l'union sur le plan moral ou des idées ne l'effleurent pas. Pour lui, la femme est un mystère. La femme, c'est un être faible, c'est quelque chose d'incompréhensible. Il existe en elle une force cachée, inexplicable, à laquelle l'homme ne peut et ne doit pas résister, " et que Dieu nous mette du plomb dans la cervelle à nous les hommes, autrement tu peux m'en croire, patron, on est foutu ! "

Pour Zorba, il y a dans l'acte d'amour quelque chose de sacré. La femme apporte à l'homme le plaisir essentiel et il ne doit jamais s'y soustraire. Cette union fait de l'homme l'acteur essentiel et de la femme l'objet d'un des plus hauts bonheurs terrestres.

" Celui qui peut coucher avec une femme et qui ne le fait pas commet un grand péché. Quand une femme t'appelle pour partager ta couche, mon garçon, et que tu n'y vas pas, ton âme est perdue. "

Pour Zorba et dans la conception grecque ancestrale, l'individualité de la femme disparaît :

" Jeune ou décrépite, vieille ou laide, derrière chaque femme se dressait, austère, sacré, plein de mystère, le visage d'Aphrodite, une puissance occulte presque divine. "

L'action 

Ce merveilleux intermède, cet instant de bonheur pur que vivent le jeune patron (Kazantzakis lui-même) et Zorba va se terminer dans la tragédie. La tragédie venue par deux femmes qui traversent leur destin. La Bouboulina soigne ses deux pensionnaires et les gave de poule au riz et de cochon de lait. Ancienne chanteuse, fille de joie, elle a rôti le balai par tous les bouts, maîtresse successive d'amiraux Turcs, Grecs, Italiens ou Arabes, elle retrouve son cœur de jeune fille et tombe amoureuse de Zorba qui utilise ses charmes défraichis.

Le soir de Noël, après la messe de minuit, elle se surpasse. (p 168 - 169) Avec une inconsciente cruauté, le jeune patron fait croire à Bouboulina que Zorba lui a écrit qu'il voulait l'épouser. Zorba, fidèle à ses principes, ne veut pas la peiner, il accepte le jeu, déclare qu'il va commander les couronnes de mariage et décide qu'ils vont se fiancer en échangeant des bagues au bord de la mer sous l'œil du patron.

" Tout sa vie, elle avait chanté, fait la noce, raillé les femmes honnêtes, mais elle n'avait jamais été heureuse. " Me marier…me marier….avoir un enfant ", songeait-elle, mais elle ne révéla ses souffrances à âme qui vive. Et maintenant Dieu soit loué, un peu tard….elle entrait désemparée, battue par les flots dans le port tant désiré ! "

Peu après, Bouboulina meurt d'une pneumonie et tout le village (surtout les femmes) vient piller sa pauvre demeure avant qu'elle ait rendu le dernier soupir.

Le sort de la veuve est encore plus tragique. Dans les villages grecs, la veuve est traditionnellement la prostituée officielle. Celle de ce village est particulièrement tentante, " une allumeuse ". " A cet instant précis, sa jupe noire retroussée jusqu'aux genoux, les cheveux sur les épaules, une femme passait en courant, bien en chair onduleuse révélant un corps provocant et ferme.

" Quelle bête fauve est-ce là, pensais-je, souple, dangereuse, une dévoreuse d'hommes ? "

Le jeune Pavli languit d'amour pour la veuve, elle le repousse et il se suicide en se noyant dans la mer. La justice primitive du village est impitoyable. A sa sortie de l'église, on commence à la lapider. Zorba, courageux, intrépide, tente de la sauver. Il parvient à maîtriser le bedeau qui la tient, mais ne peut empêcher le père du suicidé, Mavrandoni, de se jeter sur elle.

" Il la renversa, enroula trois fois ses longs cheveux noirs autour de son bras et, d'un seul coup de couteau, il lui trancha la tête. "

Sur le plan professionnel, c'est aussi le drame. En plus de l'exploitation de lignite, Zorba avait conçu et réalisé un téléphérique pour descendre les pins de la forêt et les emporter en partant du petit port construit par eux. Le jour de l'inauguration, c'est la catastrophe : tous les piliers s'écroulent.

" J'avais perdu cette fois tout mon argent, tout le matériel, tout était perdu. J'avais rarement éprouvé une telle joie dans ma vie, une sensation inattendue de délivrance. "

Aucun commentaire entre eux. Les deux hommes, le patron et Zorba, commencent d'abord par dévorer le mouton à la broche prévu pour la cérémonie et à boire un exquis vin crétois pourpre comme du sang de lièvre.

" Puis, je me levais.
- Viens Zorba, criai-je, apprends-moi à danser. 
- Bravo, mon garçon, tu es un as. Au diable biens et intérêts ! 
Il fit un saut, ses mains et ses pieds devinrent des ailes, il ressemblait à un vieil archange révolté. Sur les galets, les pas de Zorba, impétueux et habiles, gravaient l'histoire démoniaque de l'homme. "

Histoire démoniaque mais aussi magnifique qui pousse l'homme à se redresser devant l'adversité, à rebondir, à se réadapter à chaque fois, à repartir (Job) car c'est une nécessité de la vie, la révolte, le sursaut. 

Zorba constate :

" Tous les chagrins me brisent le cœur en deux, mais lui, le balafré, criblé de blessures, il se recolle et la plaie ne se voit pas. " 

Thème II : L'indépendance et la liberté
" La liberté ou la mort " et " Les frères ennemis "


Ce courage devant la vie et devant la mort, Kazantzakis va l'illustrer d'une manière également très charnelle par deux livres : " La liberté ou la mort " et " Les frères ennemis ". Tous deux exaltent l'héroïsme de ces gens et de ces Crétois toujours prêts à donner leur vie, leur corps et leur sang pour la patrie.

1 - La liberté ou la mort

" La liberté ou la mort " est une fresque tumultueuse de la Crète en lutte pour hâter le départ des Turcs qui l'oppriment. 
Le narrateur, le jeune Thrassaki, douze ans, (Kazantzakis lui-même) regarde avec passion ce monde crétois, le sien, pauvre, violent, subtil et digne. Il nous offre une description vivante de Candie (Héraklion), ce grand port aux murailles vénitiennes où cohabitent vaille que vaille les Crétois avec les Turcs, leurs maîtres, riches, insolents, courageux et jouisseurs. On ne peut se battre tout le temps. Les femmes ont quelquefois pitié d'un certain vieux Turc solitaire et affamé qu'elles invitent à des repas furtifs. Des rapports non amicaux mais humains existent entre ces habitants d'une même ville. Les enfants se rencontrent, jouent quelquefois ensemble. 

Le héros du livre, le Capétan Mihalis (père de Kazantzakis), surnommé le " Kapétan sanglier " à cause de sa canine rebelle, a lui-même joué quand il était enfant dans la cour de la ferme de son père avec le jeune et noble Turc Nouri Bey. 
Un soir, devenus hommes tous deux, ils décident, au lieu de se tuer, de devenir frères d'élection et ils mélangent leurs sangs. Cependant, hélas !, un jour, Nouri Bey fait venir le Capétan Mihalis pour lui demander de mettre en garde son frère Manoussakas.

" Il est en train de bafouer la Turquie. Il a pris un âne sur son dos et l'a porté jusqu'à la mosquée pour lui faire faire ses prières. C'est intolérable."

Durant cet entretien, Nouri Bey fait connaître au Capétan sa femme du moment, Éminé, une fière circassienne qui chante et joue de la mandoline. Ayant levé les yeux sur elle, le Capétan s'éprend furieusement d'Éminé. 
Tout s'arrête pour célébrer la Semaine Sainte.

" Candie étincelait au soleil de Pâques comme un être vivant, comme un Chrétien rentrant de l'église et qui s'étend repu, heureuse sous les rayons chauds au bord de la mer écumeuse. "

Le style épouse la pensée ainsi que les paysages. La fête passée, Nouri Bey, pour venger l'affront, va surprendre Manoussakas dans les montagnes alors qu'il tondait ses moutons. Ils se battent au couteau. Nouri Bey tue Manoussakas mais le Crétois a eu le temps de le blesser et de faire de lui un eunuque pour la vie. 
Le Capétan Mihalis renonce à tuer Nouri Bey, infirme et impuissant, mais cet assassinat suffira à mettre le feu aux poudres et à déclencher l'insurrection à travers toute la Crète. On trouve soit un chrétien égorgé au milieu de la rue, soit un cochon turc dans son propre jardin. 
Le Capétan taciturne et déterminé, avec sa nuque obstinée, sa large et forte charpente, son foulard à franges retenant ses cheveux emmêlés et lui tombant sur les yeux, décide de mettre sa famille à l'abri à Petrokephalo, chez son père Sifakas. Cet aïeul centenaire et alerte a engendré onze garçons et quatre filles.

Au crépuscule, ils arrivèrent devant la spacieuse maison de l'aïeul, le Capétan Sifakas.
La cour était sens dessus dessous, pleine de petits-fils et de petites-filles. C'était l'époque des vendanges et on transportait les grappes dans le grand pressoir où de grands gaillards, retroussés jusqu'à la taille, piétinaient le raisin, ivres de l'odeur du moût, la barbe et les cheveux remplis de grains et de grappillons. 
Les narines du Capétan Mihalis frémirent de plaisir. L'odeur du moût lui parut douce comme du sang. 
Ils s'arrêtèrent au milieu de la cour. Le vieux grand-père vint leur souhaiter la bienvenue, ses bras desséchés grands ouverts sous les larges manches de sa chemise éclatante de blancheur. 
- Soyez les bienvenus, mes enfants ! dit-il. Mangez et buvez, tout est à vous ! 
- Je te confie ta bru et tes petits-enfants, dit le Capétan Mihalis. Moi, je pars dans la montagne. 
- Bon voyage, sacré Mihalis, tu as toujours été crâne. Tu n'as pas encore changé ! 
- Je changerai quand la Crète sera libérée. 
Ce dynamique vieillard demande à son petit-fils, Thrassaki, de lui apprendre à écrire. " Pourquoi ? ", se demande l'enfant. Quand Sifakas, avec assiduité, est arrivé à maîtriser l'écriture des majuscules, il emmène Thrassaki au village. 
- Prends la peinture, Thrassaki, et allons-y. Tiens, là, dans le coin. Moi, je prends le pinceau. 
- Où est-ce qu'on va, grand-père ? 
- Tu vas voir. Seulement, dépêchons-nous avant qu'il ne se remette à neiger. 
Arrivés devant la porte, le grand-père et le petit-fils s'arrêtèrent pour regarder en bas le village figé, muet, enfoui sous la neige. Quel enchantement, cette blancheur sur les maisons, les pierres, les rues ! L'aïeul sortit son grand mouchoir multicolore de sa ceinture et se mit à balayer la neige qui recouvrait sa porte. 
- Va chercher un chiffon, Thrassaki, et viens m'aider. Le bois apparaissait, éclatant de propreté. L'aïeul se pencha, fit sauter le couvercle du pot de peinture et trempa le pinceau. 
- Au nom du Père ! murmura-t-il. 
- Qu'est-ce que tu vas faire, grand-père ? 
- Tu vas voir tout de suite ! 
Il leva le pinceau et, lentement, avec application, dessina la première lettre rouge sur la porte : L, puis I, puis B… 
- Ah ! J'ai compris, s'écria Thrassaki.
L'aïeul sourit. 
- Tu comprends maintenant ma lubie d'apprendre à écrire, fit-il. J'avais mon idée. Je compte couvrir le village d'inscriptions. Je ne laisserai pas un mur, je monterai même sur le clocher, j'irai à la mosquée et partout j'écrirai : La Liberté ou la Mort ! La Liberté ou la Mort !...avant de mourir… "

Pendant ce temps, les Turcs assiègent le monastère de Notre Seigneur Jésus-Christ quand paraît le Capétan Mihalis à la tête de ses hommes avec son drapeau noir, " la Liberté ou la Mort ". Il s'écrie :

" La Crète crie et se lamente dans mon cœur. Même si Dieu l'abandonne, moi je ne l'abandonnerai pas. "

Il fonce avec sa troupe. Pourtant, il va abandonner son poste quand il apprend que Éminé vient d'être enlevée par une bande de Turcs. Il l'arrache aux Turcs et sans même regarder " la femme parfumée et brûlante qui se tenait devant lui ", il la met à l'abri chez sa tante à Koriakës. A son retour, le monastère a été incendié et les moines égorgés.

" Je n'aurais pas dû partir. J'ai abandonné le combat, j'ai déshonoré mon nom. Ne suis-je pas un lâche ? "

La honte est la plus forte. Il retourne à Koriakës à bride abattue.

" Dans le vieux lit de fer, il distingue un corps couché, de longs cheveux d'ébène….et il la poignarde. "

L'insurrection finit par s'arrêter, mais la Grèce appauvrie ne peut soutenir la Crète et la Turquie ne désire pas la guerre. On donne l'ordre de cesser de se battre. 
Seul le Capétan Mihalis avec ses palikares continue de résister.

" Il brandit très haut la tête de son neveu qu'un Turc venait de trancher et s'écria " La liberté ou... " "Il n'eut pas le temps d'achever, une balle lui entra dans la bouche. Le Capétan Mihalis tomba à la renverse et sa cervelle se répandit sur les pierres. "

2 - Les frères ennemis

L'autre livre sur ce thème de l'impitoyable et aveugle violence, " Les frères ennemis ", est encore plus tragique et violent. C'est l'horreur de la guerre civile.

Kastellos est un village âpre, couleur de cendres. Des pierres rien que des pierres. Les Bérets Rouges de l'armée grecque tirent sur les Bérets Noirs, les communistes grecs, retranchés sur la crête au-dessus du village. Papa-Yannaros est un mystique, illuminé, profondément sincère. Le capitaine, qui commande les communistes est son fils. Il essaie de comprendre, sans y parvenir, cette haine fratricide.

" Merci, mon Dieu, qui m'a placé au plus fort du combat. Je les aime tous, pas un ne m'aime. "

Il ne peut se décider à prendre parti. Ils étaient tous ses enfants, tous ses frères. Pour lui, pour suivre le Christ, il faut lutter parmi les hommes, marcher sur les traces du Christ dans le monde et non s'exiler dans la solitude comme les moines de l'Athos. 
Tous les combattants, Rouges ou Noirs, sont des paysans très pauvres, souvent parents ou cousins, tous de la même région. Ils ne savent pas du tout pourquoi ils se battent. 
Ils s'entretuent avec férocité, ivres à la vue du sang, rien ne les arrête. Le délire s'empare d'eux, l'atroce instinct vieux comme le monde, de donner la mort.

" Jésus, prie le pope, je n'en peux plus. Il te suffit d'étendre les mains sur eux pour les réconcilier ; pourquoi ne les étends-tu pas ? "

Il reçoit alors la visite d'un jeune blessé qui vient frapper à sa porte. Il le soigne avec amour. Celui-ci lui révèle qu'il est un jeune moine défroqué chargé de lui annoncer, et d'annoncer au monde, que le Consolateur est arrivé. C'est un nouveau Messie, il s'appelle Lénine
Les partisans communistes croient en lui, il va créer un monde nouveau, un monde meilleur, et le Christ reviendra se mettre à leur tête.

" Qu'est-ce que cet homme ? Le Christ ou Satan ? ", se demande le pope.

Il continue à communier les mourants et à aider les mères dont les enfants meurent. Il implore encore fois le Christ et celui-ci lui répond :

" Tu es libre, je t'ai créé libre. Prends tes responsabilités. Choisis. "

Le vieux pope se décide alors à livrer le village aux communistes pour réaliser la réconciliation. Le capitaine communiste lui jure sur l'idéologie qu'il ne tuera personne. 
Les partisans descendent de la montagne et mettent contre un mur et fusillent des notables riches et, bien sûr, papa Yanouros, le pope.

Thème III : Le triomphe de l'Esprit
"La dernière tentation du Christ " et " Le Christ recrucifié "


1- " La dernière tentation du Christ "

Cette amertume, cette violence vont peu à peu s'apaiser en lui car il va être saisi, hanté par la personnalité du Christ. " L'homme est une plante du Ciel, non de la Terre ", nous rappelle Platon

Pour Kazantzakis, l'homme appartient à la fois au Ciel et à la Terre.

" En moi-même, les forces du Malin, antiques, aussi vieilles et plus vieilles que l'Homme, les forces lumineuses de Dieu, antiques, aussi vieilles et plus vieilles que l'Homme. Mon âme était le champ de bataille où s'affrontaient ces deux armées. Tout homme est un homme-Dieu, chair et esprit. 
Voilà pourquoi le mystère du Christ touche tous les hommes. Le Christ est passé par toutes les épreuves de l'homme qui lutte. Tout ce que le Christ avait de profondément humain nous aide à le comprendre et à suivre sa Passion comme si c'était la nôtre. "
 
(Préface de " La dernière tentation du Christ ")

Il faut noter l'importance du Christianisme pour les Grecs, le souvenir tenace de l'Empire byzantin, le rôle éminent de l'empereur Constantin. Comme en Pologne, la religion est le signe nationaliste de la résistance aux Turcs et à l'Islam.

Dans " La dernière tentation du Christ ", Kazantzakis va raconter la vie du Christ en suivant de très près l'Evangile, mais en prenant des libertés avec l'histoire et la tradition. 

Jésus adolescent cherche sa voie, fait des fugues et Marie, sa mère, ne comprend rien au drame qu'il vit et, éperdue, le cherche de village en village pour le ramener à la maison où Joseph gît, paralysé.

Dans ce récit très vivant, l'auteur ressuscite la vie d'un village crétois. Tout le monde se connaît, se déteste ou s'aime entre Nazareth, Capharnaüm et Cana. Proximité et liberté de langage et de mœurs existent entre tous ces gens très simples. 
Depuis l'enfance, Jésus a joué avec Madeleine, fille de Siméon, rabbin de Nazareth et frère de Joseph. Elle devient la putain du village et Jésus continue à l'aimer charnellement. Il passe une nuit chez elle, est violemment tenté, résiste et part.

" Voilà le repos de la putain si cela ne te rebute pas, homme pieux ", dit-elle.
" Madeleine, pourquoi me hais-tu ? Pourquoi me tentes-tu ? Nous nous sommes réconciliés. Pardonne-moi, c'est pour cela que je suis venu. " dit-il.

Ambiguïté de leurs rapports.

Jésus se met en route et appelle ses disciples. Ils se réjouissent, boivent et dansent aux noces de Cana et cheminent dans une euphorie pleine de jeunesse et de tendresse en écoutant le maître leur parler comme un frère.

"" Quelle joie, frères ", répétait sans cesse Pierre. Il ne pouvait se rassasier de la douceur de sa compagnie. "

" Jésus leur parlait du Père, de l'Amour, du Royaume des Cieux. Il rencontre Jean-Baptiste et se fait baptiser. Jean-Baptiste a toute la violence sauvage d'un Crétois."

" Je baptise le Fils de Dieu, l'Espérance de l'Homme ", dit-il, tremblant.
Et, tourné vers Jésus, il ajoute : 
" Prends la hache et frappe. Que ta main ne tremble pas. ""

La rencontre avec le Baptiste est un moment décisif. 
Quand Jésus revient après la tentation au désert, il n'est plus ce jeune homme tendre, craintif, qui prêche la miséricorde. C'est un homme déterminé, ferme, qui apporte le glaive et entre dans la tragédie de son destin. 

A Nazareth, il prend la parole dans la synagogue et appelle les bourgeois, les riches, à donner leurs biens aux pauvres. C'est l'émeute.

" A mort ! Il est venu pour fomenter une révolution, pour distribuer nos biens aux loqueteux, aux va-nu pieds. A mort ! ", rugissaient les vieillards.
Sa mère Marie tente de le ramener à la maison.
" Je n'ai pas de maison, je n'ai pas de mère ", lui répond Jésus.

Le personnage de Judas est tout à fait atypique. Un immense rouquin qui a d'abord essayé de tuer Jésus, puis a été fasciné par lui. Une profonde amitié naît entre eux. Judas espère que Jésus va rétablir le pouvoir temporel des Juifs à Jésuralem, réveiller les cœurs d'Israël pour qu'ils tombent sur les Romains. Il est le plus proche de Jésus et l'on comprend que, d'accord avec le maître, il accepte de le trahir pour que la crucifixion ait lieu et que la prophétie s'accomplisse. 

Jésus marche vers la condamnation.

" Le visage du maître devient chaque jour plus ridé, plus sauvage, ses paroles plus tristes et plus menaçantes."

La Passion commence, douloureuse, conforme à l'Evangile. Les disciples ont peur et se terrent.

" S'il est le Messie, nous sommes fichus. Moi, je l'ai déjà renié trois fois ", dit Pierre.
" Mais s'il n'est pas le Messie, nous sommes également fichus ", répond Jacques. 
Et Nathaniel rajoute : " Il nous faut déguerpir "

Seul Simon de Cyrène, qui est Grec, aide Jésus à porter sa croix.

La dernière tentation

Le livre se termine par une extravagante évocation qui vient insister sur l'attachement du Christ à sa vie humaine et à son désir éperdu d'être un homme comme les autres et de connaître l'humble bonheur quotidien d'un villageois. 
Un ange aux ailes vertes l'enlève de la croix.

" Je m'étais égaré ", murmure Jésus. " Je cherchais un chemin hors de la chair, à mesure que la chair s'allège, la croix devient l'ombre d'une croix comme un nuage… "

Il se retrouve à Béthanie, entre Marthe et Marie. Il vit heureux dans l'humble logis et le délicieux jardin, entouré des deux femmes et de leurs nombreux enfants.

" Ils marchaient vite. Ils montèrent sur une colline verdoyante : dans le gazon, il y avait des anémones et des marguerites jaunes ; la terre sentait le thym. 
Jésus aperçut sa maison entre les oliviers ; une fumée paisible montait du toit ; l'âme de Jésus s'apaisa. 
"Les femmes, songea-t-il, se sont accroupies devant l'âtre, elles ont allumé le feu. "
" Dieu ", lui dit l'ange qui est évidemment Satan " m'a laissé libre de te faire goûter à toutes les joies que tu as convoitées secrètement pendant ta vie. Tu verras, le rire est bon, et le vin, et les lèvres de la femme et les gambades de ton premier fils. "

Cette dernière tentation n'était qu'un rêve. Soudain, Jésus voit la couronne d'épines, le sang et la croix. 
Il était suspendu en l'air, seul. Non, il n'était pas lâche et déserteur. Non. Il était cloué sur la croix. Une joie sauvage s'empara de lui. Tout cela n'était que visions suscitées par le Malin. 
Il poussa un cri triomphal : " Tout est accompli ! ". C'était comme s'il disait : " Tout commence ! "


2- " Le Christ recrucifié " 
" L'Epitaphios du Vendredi Saint "

Dans cette quête bouleversante du Christ, Kazantzakis avec " Le Christ recrucifié ", œuvre majeure, nous offre une vision plus personnelle et créatrice. Le dogme est sans doute violenté, mais non le sentiment d'amour pour le Christ à la fois sincère et exalté comme dans toute l'Eglise d'Orient. 
Le message de Kazantzakis est que, si le Christ revenait sur terre de nos jours, il serait à nouveau crucifié. Son message d'amour et de charité serait encore rejeté par les hommes qui ne veulent pas comprendre " que la folie de Dieu est plus sage que l'Homme " (Saint Paul). 
C'est un roman de la foi vécue dans un monde simple, de la tentation vaincue et de la rédemption. 

Ainsi commence le roman :

" Assis à son balcon d'où l'on domine la place du village, l'agha de Lycovrissi fume son chibouk et boit du raki "

Le décor est planté, nous sommes en Anatolie. Il n'y a que trois Turcs dans ce petit village grec : l'agha, son palefrenier et Youssouf, son jeune mignon. Pourtant, c'est l'agha qui détient seul le pouvoir, représentant tout-puissant de la domination ottomane. 
Comme tous les sept ans, le village se prépare à représenter le drame mystique de la Passion du Christ. Un an avant, le pope Grigoris, un solide Grec bon vivant et sûr de lui, assisté des notables, va désigner parmi les fidèles ceux qu'il a choisis pour incarner les rôles principaux. 
Pour ces villageois choisis, ce qui n'était qu'un jeu se révèle une véritable vocation. Manolios : le Christ, Yannakos : Pierre, Michélis : Jean et Katerina : Marie-Madeleine, iront jusqu'à vivre le mystère au plus profond d'eux-mêmes, opposant une pureté nouvelle à la lâcheté du village. 
Une véritable transformation intérieure s'opère en eux. Ils se mettent à méditer l'Evangile avec le désir ardent de s'y conformer. D'un côté l'âme, de l'autre l'univers entier. 
Le Christ, Manolios est un jeune berger très beau aux grands yeux bleus, naïf, pieux, réputé un peu simple d'esprit. Pierre, Yannakos est un colporteur, rude personnage. Il est grand, la soixantaine, vit seul et adore son petit âne. Jean, Michélis, est le fils du seigneur, le plus gros propriétaire Patriarchéas. C'est un doux rêveur au cœur généreux. Quant à Marie-Madeleine, c'est la veuve Katerina, la beauté du village et, traditionnellement, la prostituée. 
L'arrivée d'un groupe de Grecs, chassés par les Turcs, d'un autre village d'Anatolie va diviser le village. Ils sont conduits par le père Photis, ascétique et exalté. Ils sont dans une totale détresse, affamés, à bout de forces, ils n'ont plus rien. Le pope Grigoris et les notables de Lycovrissi, vont refouler sans pitié les déshérités au nom de l'ordre et de la propriété. Sous leurs yeux, une jeune femme s'écroule et meurt d'inanition. 
" C'est le choléra ", déclare le pope Grigoris avec un cynisme éhonté. 
On décide donc d'écarter tout le groupe devenu contagieux. Les quatre représentants du Christ et des apôtres s'efforcent de les secourir. 
À mesure qu'ils s'affranchissent de l'égoïsme et mettent en pratique les préceptes de l'Evangile, les quatre acteurs de la Passion provoquent des réactions violentes et, par leur comportement, bouleversent la vie du village. 
Yannakos et Manolios tentent de se réformer. Manolios rappelle à Yannakos l'honnêteté (p. 81), Yannakos, lui, le met en garde contre les joies de la chair (p. 82). 
Les pauvres exilés s'installent dans les grottes de la Sarakina, sauvage montagne qui domine le village. Katerina, la putain, leur donne sa brebis pour que les enfants aient du lait. 
Manolios est vivement tenté par la beauté de Katerina la blonde. Il s'imagine qu'il doit sauver l'âme de la veuve.

" Son image se répandait dans son esprit comme du miel. " (p.184)

" Soudain, son visage se mit à enfler, à suppurer, il a comme un masque hideux de chair, sa figure était couverte d'écumes, ses yeux comme des petites perles noires. "

La maladie du corps est à la fois une punition du péché et un reflet de l'âme. 
Il se montre à sa fiancée, Lenio, qui hurle : " La lèpre, la lèpre ! " et se sauve. Tandis que Katerina, en le voyant, se jette dans ses bras en s'écriant : " Mon Manolios, mon amour ! "
Sur ces entrefaites, on trouve le petit Youssouf, le jouet des plaisirs de l'agha, assassiné dans son lit. Fou de rage, l'agha dit qu'il va pendre tous les notables puis décimer les habitants du village si l'assassin n'est pas découvert. 
Pour sauver le village, Manolios va déclarer qu'il est l'assassin et, à ce moment, son enflure disparaît. Manolios est sauvé in extremis car on découvre que c'est le palefrenier turc qui, par jalousie, avait assassiné Youssouf. 
Manolios change, grandit, s'affirme, quitte son patron, le vieux seigneur, et par vivre et méditer dans la Sarakina avec le pope Photis et les malheureux réfugiés. 

Manolios annonce à ses amis qu'il a pris la décision de :

" changer du tout au tout, rompre avec le passé, d'accompagner le Christ au long des chemins. Ce que je crierai, je l'ignore encore. D'ailleurs, je ne m'en soucie pas. Quand j'ouvrirai la bouche, le Christ mettra sur mes lèvres les mots qu'il faudra. " (p. 254)

Il obtient du pope Grigoris la permission de parler aux villageois (p. 280 - 281), ce qui provoque un désaccord et de l'inquiétude auprès du pope et des notables.
Yannakos, lui aussi touché par la grâce, donne aux femmes et aux filles de la Sarakina tout le chargement de pacotille qu'il colportait sur son âne. 
Panayotis, le sellier, qui a été choisi pour jouer Judas, vient dénoncer Manolios au vieux seigneur Patriarchéas, en lui révélant qu'il est bolchevick, " une bande de brigands "
Le seigneur, le pope et les autres notables veulent se convaincre que Manolios est un agent de Moscou. Il devient le bouc émissaire, celui qu'il faut faire disparaître. 
Michélis (Jean), à son tour illuminé par le Christ, décide à la mort de son père de faire don de tous ses biens : la grande maison seigneuriale, les champs, les vignes, les oliviers, à la communauté de la Sarakina. 
À partir de ce moment, deux mondes vont s'affronter. Dans la plaine en bas, Lycovrissi, le village où tout le monde vit paisiblement dans une relative prospérité guidé par le pope Grigoris, florissant et arrogant, qui défend farouchement l'ordre et la propriété. En haut, sur la Sarakina, la montagne stérile, un peuple de malheureux, loqueteux, faméliques, dans une totale misère, soutenus par leur pope Photis, maigre, consumé par l'amour du Christ et de ses ouailles. 
Le pope Grigoris tente de faire passer Michélis pour fou, déséquilibré, ainsi sa donation serait nulle et risquerait de revenir à la paroisse de Lycovrissi. Comme il n'y parvient pas, il décide de frapper un grand coup et d'excommunier Manolios.

L'excommunication (p.344 - 345)

Il faut noter l'importance médiatique d'un tel acte pour une population dont le Christianisme est le drapeau qui leur permet, comme en Pologne, de ressourcer leur nationalisme. À partir de ce jour, Manolios est un exclu, un paria, pour la communauté de Lycovrissi. Personne ne l'approche, personne ne lui dit bonjour, il a renié le Christ, la religion, la famille, la patrie, la propriété. 
Un beau jour, les Sarakiniades descendent au village prendre possession de leurs terres pour les cultiver car ils crèvent de faim. Les Lycovrissites, s'y opposent et les deux troupes s'affrontent au puits de St Vassili. 
Pour épargner le sang, seuls les deux popes se battent. Grégoris a le dessous, mais la mêlée devient générale. 
Pour calmer les esprits et donner plus de légitimité à son acte sanguinaire, le pope Gregoris va demander à l'agha de lui livrer Manolios, " puis ensuite laisse-nous faire, ne t'en mêles pas. N'oublie pas que tu dois rendre des comptes à l'Etat. Nous avons ici un rebelle payé par Moscou pour détruire le village, pour détruire la Turquie. " 
Les Pharisiens ne disaient-ils pas à Pilate : " Si tu ne nous livres pas le Christ, tu n'es pas l'ami de César? " 

L'agha a de la sympathie pour Manolios.

" Notre religion ne fait pas de différence entre les fous et les saints. J'ai pitié de toi, pauvre bougre fou et saint, tu veux couvrir toutes les ignominies du monde....Ce diable de pope qui excite la foule est capable d'aller jusqu'au pacha de Smyrne me dénoncer et alors j'y laisse ma tête, comprends-tu Manolios ? ", lui dit-il.

Il livre Manolios au pope.

" Voleur, assassin, bolchevick ! ", hurlait la foule. " A mort Manolios ! "
Celui-ci eut un rire amer 
" J'arrive ", murmura-t-il.

Tout se passe dans l'Eglise dont on a fermé les portes. Manolios, simple et calme, fait un pas en avant, les bras en croix.

" Tuez-moi ", dit-il tranquillement.

La lueur des veilleuses auréolent sa tête blonde. Il est lynché par la foule, lardé de coups de couteaux.

" Mes frères ", dit-il d'une voix mourante.

Tout est perdu, tout est fini. Le père Photis rassemble son peuple.

" Au nom de Dieu, l'exode recommence. Courage mes enfants", murmura-t-il.

" Ils se remirent à marcher sur la route sans fin, vers le levant. "

Conclusion


Dans cette lutte entre l'esprit et la chair qui balaye de son souffle toute l'œuvre de Kazantzakis, c'est finalement l'esprit qui triomphe et transcende la chair. 
D'une certaine manière, Kazantzakis s'identifie au Christ qui devient un Grec de Crète, séduit, fasciné par la joie de vivre sur la Terre, mais passionnément attaché au salut de l'âme, à l'immortalité. 
Il atteint ainsi à cette harmonie, à cet équilibre entre la chair et l'esprit qui firent la gloire de la Grèce et que chantèrent ses penseurs et ses poètes. 
Grec dans la moelle de ses os, il est en même temps viscéralement spiritualiste et chrétien. Son œuvre est un hymne à la vie sur la Terre et dans l'au-delà. Il écrit :

" J'ai compris avec quelle curiosité et quelle mystérieuse sûreté, la terre entre en correspondance avec l'âme. Je voyais mon âme se déployer dans mon sang. "

Et, comme un testament, il nous livre ce message d'espoir et de courage :

" Au milieu de l'effroyable orage, je marche dans le vent, dans la pluie, nu-pieds, ma tête sans béret noir, ni béret rouge. 
La dernière joie de l'écrivain est celle d'avoir cherché à sauver Dieu qui vous appelait à l'aide et d'avoir tenté d'ouvrir aux hommes le chemin de l'immortalité. "


Attention : Cette conférence ne doit pas être reproduite sans autorisation de l'auteur