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Diderot, le pari sur la postérité

Conférence donnée le mardi 14 janvier 2014

Par Jacqueline Baldran
Maître de conférences Université Paris IV

Après tant de vains combats, Diderot avait décidé de ne rien publier de son vivant.

Il y gagnait une liberté sans limites. Débarrassé des contraintes de la censure, mais aussi de celles que peuvent imposer la réussite et l'approbation du public, Diderot, infiniment libre et adversaire de toute idée reçue, fût-ce la sienne, s'abandonna à tous les élans de sa pensée, de sa sensibilité et de son imagination.

Et comme sa pensée ne reculait devant aucune audace, que sa sensibilité épousait tour à tour tous les rôles, ses ouvrages sont des joutes permanentes de l'intelligence et du sentiment. Il s'inventait des personnages qui étaient des aspects de lui-même ou des moments de sa réflexion. Il les essayait, les développait , les contredisait, en épuisait toutes les possibilités.

A la recherche des manuscrits  

Quelques années avant sa mort, il fit faire des copies de ses nombreux manuscrits, destinés à sa fille Angélique  à Grimm, à Catherine II ,  et à un ami, Naigeon, qui, en 1798, publia la première édition de ses œuvres soi-disant complètes.

Après sa disparition, parurent des copies pirates de la Correspondance littéraire et Angélique, devenue Mme de Vandeul,  accepta de livrer quelques manuscrits après les avoir censurée de son propre chef.

Mais l'établissement d'une édition de ses œuvres complètes fut difficile et hasardeuse.

La découverte du " fonds Vandeul"  ressemble à une enquête policière.

En 1930, André Babelon publia les lettres de Diderot à Sophie Volland. Un jeune chercheur allemand, Herbert Dieckman, à la recherche du manuscrit Le Rêve de d'Alembert, rencontra Babelon qui  lui dit le posséder ainsi que d'autres manuscrits de Diderot et envisageait une publication ; ce qu'il ne fit jamais.

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale André Babelon confia à Dieckman qu'en 1911, à la mort du dernier représentant de la famille de Vandeul, les manuscrits, au milieu de papiers de famille, avaient échoué entre les mains d'un lointain cousin, le baron LeVavasseur qui les conservait dans son appartement parisien

En 1940, à l'approche de  l'armée allemande, le baron avait cachés tous ces papiers dans son château  en Normandie.  Lorsque le château devint le siège de l’état major allemand, une servante les avait dissimulés dans une chambre réservée aux domestiques. Puis le château fut occupé par les Américains et ils échappèrent  de peu à un incendie.

Herbert Dieckmann parvint à entrer en contact avec M. LeVavasseur et lui apprit  qu'il possédait des manuscrits précieux.

Il fut autorisé à les consulter et fit des découvertes d'une valeur inestimable en particulier, cinq parties de Jacques le fataliste, totalement ignorées, et d'autres encore, souvent censurés par Angélique

Le Baron accepta qu'il emportât tous ces manuscrits aux Etats-Unis en 1947.

En 1951,  après 4 ans de travail,  il publia  l'Inventaire du fonds Vandeuil.

En 1965, le professeur Vernière découvrira  des ouvrages politiques à la Bibliothèque  de Leningrad . Mais combien ont disparu ?

Les travaux et les jours

La vie conjugale de Diderot était sinistre. Toinon et lui passaient des semaines entières sans s'adresser la parole.

Pour travailler en paix, il partait des  semaines, des mois, au Granval ou chez Louise d'Epinay.

Néanmoins quand Toinon tomba gravement malade en 1762, il s'occupa d'elle avec dévouement

C'est alors qu'il décida de prendre en main l'éducation de sa chère Angélique. Il redoutait que sa femme ne lui donnât une éducation de bigote ;  il ne voulut pas qu'elle fît ses études dans un couvent et ne cessa plus de veiller sur elle attentivement. Elle devint une jeune fille cultivée ; il sut lui communiquer son amour de la musique et elle fut une excellente musicienne.

C'est lui qui, le moment venu, prit en charge, avec délicatesse, l'éducation sexuelle de l'adolescente :

"Je ne lui laissais rien ignorer de ce qui pouvait se dire décemment." 

Et un peu plus tard, il lui fit donner des cours d'anatomie.

Il était attachée à elle avec passion .

A mesure que les années passaient, la figure de l'homme intègre qu'avait été son père lui était plus présente, et il se sentait coupable des chagrins qu'il avait pu lui causer, à lui et à sa mère.

Dans le Voyage à Bourbonne, il raconte que quelques années, après la mort de son père, un habitant de Langres lui avait dit :

"M. Diderot, vous êtes bon ; mais si vous croyez que vous vaudrez jamais votre père, vous vous trompez".

Et Diderot écrivit :

"Je ne sais si les pères sont contents d'avoir des enfants qui vaillent mieux qu'eux ; mais je le fus, moi, de m'entendre dire que mon père valait mieux que moi".

 
Denis Diderot

Pendant toutes ces années, il travaillait sans relâche. 

Quelques œuvres de Diderot

Une partie de ses œuvres furent connues des quelques abonnés à La Correspondance littéraire.

Nous n'évoquerons que ses œuvres  les plus connues qui développent sous une autre  forme sa pensée et ses interrogations philosophiques, sa préoccupation constante de penser une morale, publique et privée, qui ne repose sur aucun principe spirituel, mais sur la « nature ».

Sans Dieu, comment fonder la morale ? Diderot répond que pour distinguer le juste et l'injuste, il suffit de suivre la nature et d'écouter son instinct. L'athée règle son comportement sur ses besoins, sa sensibilité et le bien commun..

Et s'il n'y a que de la matière, la matière est animée et vivante. 

"La Religieuse", commencé en 1760 parut dans la Correspondance littéraire en 1780 et ne fut connue du public qu'en 1796.

Ce roman est né d'une mystification : un ami commun, M. de Croismare, s'était retiré en Normandie pour y régler quelques affaires de famille. Comme sa longue absence leur pesait, ils imaginèrent un stratagème pour le faire revenir.

Avant son départ, il avait pris à cœur d'aider une inconnue, sans doute Marguerite Delamarre, qui demandait juridiquement à être relevée de ses vœux auxquels ses parents l'avaient contrainte. Elle perdit  son procès.

Diderot écrivit  à M de Croismare comme s'il était cette infortunée jeune fille qui s'était sauvée de son couvent et demandait sa protection.

Emu, le digne homme compatit au sort de l'infortunée et lui répondit.

Mais la mystification était à double tranchant. Comme M de Croismare insistait pour que Suzanne vînt se mettre sous sa protection, Diderot dut se résoudre à la faire mourir et sa mort fictive lui causa autant de chagrin qu'à Croismare.

A un ami qui le surprit en larmes, il avoue :

"Je me désole d'un conte que je me fais."

L'anecdote est plaisante mais surtout révélatrice de la façon dont Diderot vit l'activité créatrice comme un dédoublement. Cette manière de se projeter dans sa propre fiction, cette théâtralisation du "moi", est très caractéristique de son œuvre.

Ces lettres fictives et les réponses authentiques, échangées entre février et mai 1760, furent publiées en 1770 par Grimm mais, pris à son propre jeu, Diderot allait composer les pseudo mémoires de Suzanne Simonin qu'il remettra au continuateur de la Correspondance littéraire, Meister, en 1780.

Sur ce roman tragique plane le souvenir de sa jeune sœur, qui avait choisi la  claustration et qui mourut folle au couvent des Ursulines

Diderot ne se livre pas à un anticléricalisme caricatural ; c'est en philosophe matérialiste qu'il considère la foi religieuse et la vie conventuelle

Son héroïne, Suzanne Simonin passe par trois couvents. A partir de ces trois expériences, il analyse successivement les aspects économiques, spirituels et physiologiques de l'existence dans les couvents.

Suzanne Simonin  est tout d'abord enfermée au couvent de La Visitation et contrainte par ses parents de prononcer ses vœux au terme de son noviciat ; elle est une fille illégitime et elle  pourrait déposséder ses sœurs  d'une part indue de l'héritage paternel. Par cupidité, ses sœurs  appuient  la prière de leur mère .

Mais surtout sa mère espère ainsi expier sa faute de jeunesse. Le chantage qu'elle exerce sur sa fille s'appuie sur la croyance que ceux qui ont gravement péché peuvent être rachetés par la souffrance d'autrui qui expie les péchés des coupables.

Et si dans ce couvent on l'accueille avec force démonstrations de tendresse, ce n'est pas pour l'amour de Dieu mais par intérêt et avarice, afin de ne pas voir s'échapper l'argent que verse la famille.

Par amour et respect filial, Suzanne accepte de se sacrifier pour racheter le péché de sa mère.

Dans ce premier récit, Diderot y constate la collusion de l'Eglise et des  intérêts mondains. Et dénonce les mécanismes des contraintes familiales. Bien des religieuses sont enfermées et emmurées vivantes parce que les familles, pour de sordides questions d'argent, veulent se débarrasser  d'elles.

Puis elle est enfermée dans la communauté des Clarisses de Longchamps, réservée aux filles de la haute noblesse et de la riche bourgeoisie. C'est un lieu mondain en contact avec la société parisienne.  (C'est là que l'authentique religieuse Marguerite Delamarre passa 55 ans de sa vie).

Elle  y fait la connaissance de  la supérieure de Moni, une mystique illuminée en qui la foi n'a pas tué la tolérance et l'amour d'autrui ; c'est aussi une femme hallucinée qui se sent voyante et prophétesse .  

Avec la mort de sœur de Moni s'achève la  période de court bonheur de la jeune fille. 

La nouvelle supérieure, mère Sainte-Christine, ayant appris que Suzanne voulait rompre  ses vœux, et qu' elle avait intenté un procès à la communauté, exerce sur elle un  véritable harcèlement moral et physique. Elle la châtie avec violence et cruauté, entrainant dans son sadisme une partie de la communauté. Suzanne  est traitée en suspecte, est emprisonnée comme une rebelle, persécutée, exorcisée comme une possédée, et on fait semblant de l'exécuter comme une criminelle. 

Elle  perd son procès mais son avocat, touché par sa détresse, obtient son transfert au couvent Saint-Eutrope à Arpajon

C'est l’épisode le plus fameux de La Religieuse. La supérieure est une obsédée sexuelle. Elle est aimable, sensuelle et a transformé le couvent en lieu de plaisir. Suzanne est harcelée par la supérieure qui use de tous les moyens pour la séduire.

La pauvre femme, consciente d'être la proie d'une passion perverse qu’elle ne peut refouler, se livre à des macérations et au jeûne et finit pas sombrer dans la folie devant l’indifférence et l’innocence de la jeune fille.

Ce couvent montre les dérèglements auxquels s'exposent ceux qui prétendent s'affranchir de la nature, la violence des rapports de force psychologiques et  physiologiques.

Incapable de rester plus longtemps cloîtrée, Suzanne parvient à s’enfuir .

La rédaction du dénouement est faite sous forme de notes. Elle risque d'être emprisonnée à l'hôpital général, d'être violée par un moine, et se retrouve lingère. Au terme de son calvaire, Suzanne pardonne à ses bourreaux tout en continuant à poursuivre ses réflexions éminemment subversives sur le bien-fondé des cloîtres et de l’univers conventuel.

Diderot fait le procès des institutions religieuses coercitives, contraires à la véritable religion dans la mesure où elles mènent les individus aux souffrances terrestres et à la damnation éternelle. Que devient la nature humaine quand on condamne les individus à se séparer de la société pour vivre dans la retraite ? Cette claustration détruit les sentiments naturels. L'amour se change en haine ; l'autorité se change en despotisme ; la sympathie des âmes se change en jalousie.

Le corps privé de ses fonctions naturelles sombre dans le dérèglement  et l'hystérie.

Ce roman est aussi une protestation contre une certaine conception mystique de l'homme. Diderot reconnait l'authenticité de la vie spirituelle, mais refuse la spiritualité morbide qui règne dans les couvents où l'oisiveté, l'inutilité sociale, la promiscuité plongent peu à peu les recluses dans les rêveries morbides ou mystiques, puis dans la folie, et les mènent parfois au suicide.

C'est un roman grave, dramatique souvent, effrayant parfois.

Quelle est donc la portée subversive de ce roman pour que l'adaptation fidèle qu'en fit Rivette en 1966 eut l'honneur d'être interdite par la censure sur l'ordre de notre ministre Yvon Bourges ?

C'est en 1769 qu'il commença "Le rêve de d’Alembert", sans doute le sommet de son œuvre philosophique,  cet ouvrage qui parut dans La Correspondance littéraire en 1782, circula dans les cercles philosophiques et  ne fut publié qu'en I800.

Diderot et d'Alembert

Il  est constitué de trois dialogues philosophiques.

- Entretien entre D’Alembert et Diderot

- Le Rêve de D’Alembert

- Suite de l’entretien entre D’Alembert et Diderot

Il y met en scène d’Alembert, Julie de Lespinasse, et un médecin du nom de Bordeu. Les conversations tournent autour de l’origine matérielle de l’univers.

Diderot s'interroge sur l'origine de la vie et s'autorise des recherches scientifiques pour s'opposer au dogme de la fixité des espèces. Il  expose sa théorie développée du matérialisme athée : selon lui, le monde est une unité de matière, un tout sensible qui évolue seul. L’homme n’est que le fruit de l’une de ces évolutions.

Et s'il n'y a que de la matière, la matière est animée et vivante.

La sensibilité est-elle une propriété de la matière ? "Pourquoi suis-je ce que je suis ?

L'athéisme de Diderot repose sur l'idée d'un monde qui se créé lui-même en un incessant devenir et cette conviction ne cessera jamais de se fortifier :

"Tout change, tout passe, il n'y a que le tout qui reste. Mais son athéisme n'est pas péremptoire ; il se nourrit de questions".

"Je ne prononce pas, j'interroge."

Jusqu'à la fin de sa vie, il gardera cette attitude interrogative.

Dans une lettre datée du 2 septembre 1769, Diderot écrit à Sophie  :

 " Je crois vous avoir dit que j’avais fait un dialogue entre D’Alembert et moi. En le relisant il m’a pris fantaisie d’en faire un second et il a été fait. Les interlocuteurs sont D’Alembert qui rêve, Bordeu et l’amie de D’Alembert, Mlle de l’Espinasse. Il est intitulé "Le Rêve de D’Alembert". Il n’est pas possible d’être plus profond et plus fou. J’y ai ajouté après coup cinq ou six pages capables de faire dresser les cheveux à mon amoureuse ; aussi ne les verra-t-elle jamais ! Mais ce qui va bien vous surprendre, c’est qu’il n’y a pas un mot de religion et pas un seul mot déshonnête. Après cela je vous défie de deviner ce que ce peut être."

Ces " cinq ou six pages capables de faire dresser les cheveux " concernent  les notions de pureté et de mélange des espèces puis la question des mœurs et du sexe.

Insensiblement, le propos glisse sur l'homosexualité.

"Tout ce qui est ne peut être ni contre nature ni hors de nature ; je n'en excepte pas même la chasteté et la continence volontaires qui seraient les premiers crimes contre nature, si l'on pouvait pécher contre nature. "

En 1769, il écrivit "Regrets sur ma vieille robe de chambre" ou "Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune", après que madame Geoffrin, voulant le remercier d'un service rendu, lui avait offert une robe de chambre neuve et couteuse pour remplacer ses vieilles hardes.

Un texte drôle et philosophique tout à la fois.

"Pourquoi ne l'avoir pas gardée ? Elle était faite à moi ; j'étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j'étais pittoresque et beau. L'autre, raide, empesée, me mannequine. Il n'y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât ; car l'indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s'offrait à l'essuyer. L'encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu'elle m'avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l'écrivain, l'homme qui travaille. A présent, j'ai l'air d'un riche fainéant ; on ne sait qui je suis. Sous son abri, je ne redoutais ni la maladresse d'un valet, ni la mienne, ni les éclats du feu, ni la chute de l'eau. J'étais le maître absolu de ma vieille robe de chambre ; je suis devenu l'esclave de la nouvelle. "

Ce petit texte est aussi  une réflexion douce-amère sur le destin des philosophes face à la prospérité et les compromis auxquels l’intellectuel peut se laisser aller :

"Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l’atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises ; l’opulence a sa gêne ". 

En  1772  parut dans la Correspondance littéraire "Le Supplément au voyage de Bougainville" inspiré du "Voyage autour du monde" de Bougainville construit autour des révélations de la liberté sexuelle des Tahitiens qui sera publié en 1796.  Diderot reproche à l'auteur d'être intervenu dans le destin de Tahitiens.

"Ils sont heureux et vous ne pouvez que nuire à leur bonheur. Quel droit aviez–vous sur lui ? "

C'est, sous forme  d'un dialogue vivant, vif, une réflexion sur les lois qui régissent la société ; la loi est le moyen de l'ordre, le rempart contre l'arbitraire ; mais respectable en elle-même, elle n'est pas immuable:

" Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce qu'on les réforme".

C'est sur la politique que débouche finalement la réflexion philosophique et morale de Diderot et, vers la fin de sa vie, elle occupa une place croissante.

En mars et avril 73 parût dans La Correspondance littéraire "Ceci n'est pas un conte" qui pose les problèmes de l'amour et des rapports homme/femme dans leur complexité puis, la même année "Madame de la Carrière".

Il y mettait en question l'indissolubilité du mariage et la versatilité de l'opinion.

Madame de la Carrière, meurt de n'avoir pas compris que son mari pouvait avoir transgressé ces codes - au nom de la nature - sans avoir pour autant cessé de l'aimer.

Peut-être prêche-t-il pour sa paroisse car, vers 1770, il a eu une liaison avec Madame de Meaux, une veuve de 45 ans. Son ami Damilaville la lui avait confiée avant de mourir. Leur liaison fut brève et il en souffrit beaucoup, puis son amour devint une profonde amitié.

En  1777, il reprit  "Le Neveu de Rameau",commencé 1761 ou 1762.

Ce manuscrit, pour de mystérieuses raisons, demeura inconnu de son vivant. Il n'en parla à personne. A sa mort, tous ses papiers furent expédiés en Russie. C'est un officier russe qui découvrit un manuscrit anonyme. Il le vendit à Schiller qui  le communiqua à Goethe qui y reconnut une œuvre de Diderot et, plus encore, une œuvre d’un caractère inouï (" Ce dialogue éclate comme une bombe au milieu de la littérature française", écrivit-il).

Goethe le traduisit aussitôt et le publia en 1805. Le manuscrit fut perdu et c’est cette traduction allemande qui fut d’abord retraduite en français et publiée en 1821.

Jusqu'en 1891, les lecteurs français ne connaîtront "Le Neveu de Rameau" qu'à partir de la traduction de l'allemand.

Cette année-là, le bibliothécaire de La Comédie française, qui avait acheté un lot de tragédies chez un bouquiniste du quai Voltaire, y découvrit un autre  exemplaire du Neveu, un  manuscrit autographe donné par Diderot à Grimm avec son titre véritable, Satire seconde.

Le neveu de Rameau n'est pas un personnage inventé, Diderot l'a connu qui promenait son étrange dégaine du Palais Royal au Procope.

Le "neveu" ne lui sert pas comme dans ses autres dialogues à formuler une pensée audacieuse. Le neveu bohème inspire à Diderot une certaine nostalgie (peut-être de sa jeunesse) .

Le dialogue est une fois encore l'expression dramatique de ce "moi "en perpétuelle confrontation avec lui-même et les autres ; mais le "moi" philosophe se heurte à un "lui" qui ne se laisse pas abstraire. Il  permet de porter le débat des Lumières avec les anti-Lumières sur le devant de la scène, d’aborder les questions  majeures, la morale, la politique, l’éducation, la musique

Lui est le neveu de Rameau. Moi est Diderot,  le philosophe, un intervenant du dialogue et le narrateur qui relate l'entrevue Il donne la réplique au Neveu, le fait parler, le pousse à approfondir ses réflexions

Mais c’est  Lui qui impose sa vision cynique de la vérité.

Le dialogue est surtout celui de Diderot avec lui-même et plus exactement entre deux facettes inconciliables de lui-même.

Diderot aime à se promener dans les jardins du Palais royal  où dit-il :

" Je m’entretiens avec moi-même de politique, d’amour, de goût ou de philosophie. J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. Je le laisse maître de suivre la première idée sage ou folle qui se présente.  Mes pensées, ce sont mes catins. "

Ce jour-là il pleuvait et il était attablé au café, quand survint le Neveu :

 " Il m’aborde… Ah, ah, vous voilà, Mr le philosophe ; et que faites-vous ici parmi ce tas de ce tas de fainéants ? "

Et il  brosse ce  portrait de l’énergumène :

" Un des plus bizarres personnages de ce pays où Dieu n’en a pas laissé manquer. "

C'est un original, excentrique et extravagant, amoral, provocateur, artiste, philosophe,  musicien raté,  plein d esprit, cynique, parasite, flatteur du riche qu’il méprise.

" Un composé de hauteur et de bassesse, de bon sens et de déraison".

Ils commentent le jeu d'échecs. La conversation dévie sur le Génie." L’homme de génie " est-il  un citoyen idéal ou un monstre d'égoïsme ?

Lui affirme que le génie est à la fois une source de bienfaisance et de progrès pour l'ensemble de la société, et une malédiction pour les individus qui subissent son  caractère bien souvent fantasque Ainsi de  son oncle, Rameau  annonce tranquillement que : " sa fille et sa femme n’ont qu’a mourir, quand elles voudront ; pourvu que les cloches de la paroisse, qu’on sonnera pour elles, continuent de résonner(…)"

 Moi

- Mais Racine ? Celui-là certes avait du génie, et ne passait pas pour un trop bon homme. Lequel des deux préféreriez-vous ? Qu’il eût été un bon homme, faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari ; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus ; ou qu’il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant ; mais auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie.

Lui

- Pour lui, ma foi, peut-être que de ces deux hommes, il eût mieux valu qu’il eût été le premier.

Moi

– Mais si la nature était aussi puissante que sage ; pourquoi ne les a-t-elle pas faits aussi bons qu’elle les a faits grands ?(…)

Puis Lui  évoque un ministre qui"nous démontra clair comme un et un font deux, que rien n’était plus utile aux peuples que le mensonge, rien de plus nuisible que la vérité. Je ne me rappelle pas bien ses preuves, mais il s’ensuivait évidemment que les gens de génie sont détestables, et que si un enfant apportait en naissant, sur son front, la caractéristique de ce dangereux présent de la nature, il faudrait ou l’étouffer, ou le jeter aux cagnards. "

Moi

- N’en déplaise à ce ministre sublime, je crois que si le mensonge peut servir un moment, il est nécessairement nuisible à la longue, et qu’au contraire la vérité sert nécessairement à la longue, bien qu’il puisse arriver qu’elle nuise dans le moment. D’où je serais tenté de conclure que l’homme de génie qui décrie une erreur générale, ou qui accrédite une grande vérité, est toujours un être digne de notre vénération.. De Socrate ou du magistrat qui lui fit boire la ciguë, quel est aujourd’hui le déshonoré ? 

Lui

- Le voilà bien avancé ! En a-t-il été moins condamné ? En a-t-il moins été mis à mort ? En a-t-il moins été un citoyen turbulent ? En a-t-il moins été un particulier audacieux et bizarre

Moi.

- Je ne vous ai pas dit que le génie fût indivisiblement attaché à la méchanceté, ni la méchanceté au génie. Un sot sera plus souvent un méchant qu’un homme d’esprit. Quand un homme de génie serait communément d’un commerce dur, difficile, épineux, insupportable, quand même ce serait un méchant, qu’en concluriez-vous ? 

Lui

- Qu’il est bon à noyer.

Moi

- L’homme sans génie ne jouira de son opulence qu’à la condition d’une vie vertueuse (…)

Lui

- Tout ce que je sais, c’est que je voudrais bien être un homme de génie, un grand homme ; je n’en ai jamais entendu louer un seul que son éloge ne m’ait fait enrager secrètement. Je suis envieux. Lorsque j’apprends de leur vie privée quelque trait qui les dégrade, je l’écoute avec plaisir ; cela nous rapproche, j’en supporte plus aisément ma médiocrité.

Je suis donc fâché d’être médiocre. Oui, oui, je suis médiocre et fâché. Je n’ai jamais entendu jouer l’ouverture des Indes galantes sans me dire avec douleur : Voilà ce que tu ne feras jamais. J’étais donc jaloux de mon oncle

Moi

- S’il n’y a que cela qui vous chagrine, cela n’en vaut pas trop la peine.

Lui

- Ce n’est rien, ce sont des moments qui passent.

Puis il se remettait à chanter l’ouverture des Indes galantes , et il ajoutait :

" Rameau, tu voudrais bien avoir fait ces deux morceaux-là ; si tu avais fait ces deux morceaux-là, tu en ferais bien deux autres ; et quand tu en aurais fait un certain nombre, on te jouerait, on te chanterait partout."

Le Neveu juge la vie, les personnes et les événements non en bien ou en mal, mais à l'aune de la beauté et du prestige qu'ils confèrent.

Il fait l'éloge du parasitisme. Il évoque ses expériences de bouffon auprès de ses protecteurs : la comédienne Melle Hus et le financier Bertin, de ces pseudo-mécènes qui ont besoin d'artistes pour animer leurs dîners et se divertir.


Pierre Fresnay dans "Le neveu de Rameau"

Le philosophe oriente la conversation sur la musique.  Rameau se lance alors dans un éblouissant plaidoyer en faveur de la musique Italienne et de l'opéra. Il prend position contre son oncle. Il mime à lui tout seul tout un opéra. Il joue tous les rôles pour démontrer que le chant peut exprimer toutes les passions.

Le philosophe est émerveillé par tant de talents et s'interroge sur le décalage entre les dons de Rameau et son manque de vertu.

"Par manque de courage, lui répond ce dernier. Nous sommes tous des gueux : même le roi a un maître devant lequel il s'avilit pour en obtenir quelque bénéfice. "

Ce texte très complexe contient une satire des fausses valeurs d’une société corrompue d'un monde dominé par la vanité, l’argent.

"Le Neveu de Rameau" a fait l'objet de nombreuses adaptations pour le théâtre et nous semble démontrer combien Diderot suit ici les préceptes qu'il a précisés dans Le Paradoxe du comédien.

"Jacques le fataliste" parut dans la Correspondance littéraire sous forme de feuilletons  à partir de 1778 ; mais le texte intégral demeura longtemps incomplet.

C'est à Grandval qu'il élabora cet étrange ouvrage dont l'écriture s'étend de 1765 jusqu'à sa mort de en 1784.

Etrange ouvrage dans lequel Diderot parle de la sexualité, des rapports du pouvoir et de domination. Mais au lieu  de tenir de graves discours, il fait parler les valets à l'égal des maîtres.

L'incipit du roman, donne le ton.

Le romancier y affiche une désinvolture inhabituelle :

"Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. "

Le fatalisme qui donne son surnom à Jacques constituait pour les philosophes des Lumières, et pour Diderot en particulier, une interrogation permanente (c'est aussi le sujet du Candide de Voltaire). "Tout est écrit là-haut",  "chaque balle a son billet", " le grand rouleau où tout est écrit".

"Il fallait que cela fût, car c'était écrit là-haut. [...] Lorsque l'accident était arrivé, il revenait à son refrain et il était consolé ".

Jacques affirme une nécessité fatale devant laquelle tout action et décision des hommes sont inopérantes.

"Tout ce qui arrive est écrit là haut, et donc parce que c’est écrit que ça arrive ! "

Il s'agit plutôt de "déterminisme", mais le mot  ne rentrera dans la langue après la mort de l’auteur

Cette doctrine s’impose à Jacques comme un catéchisme qu’il se contente de répéter mécaniquement.

"Son capitaine lui avait fourré dans la tête toutes ces opinions qu'il avait puisées, lui, dans son Spinoza qu'il savait par cœur. D'après ce système, on pourrait imaginer que Jacques ne se réjouissait, ne s'affligeait de rien ; cela n'était pourtant pas vrai, Il se conduisait à peu près comme vous et moi. Il remerciait son bienfaiteur, pour qu'il lui fît encore du bien. Il se mettait en colère contre I'homme injuste ; et quand on lui objectait qu'il ressemblait alors au chien qui mord la pierre qui l'a frappé : "Nenni, disait-il, la pierre mordue par le chien ne se corrige pas ; l'homme injuste est modifié par le bâton."

Souvent il était inconséquent comme vous et moi, et sujet à oublier ses principes, excepté dans quelques circonstances où sa philosophie le dominait évidemment ; c'était alors qu'il disait : "Il fallait que cela, car cela était écrit là-haut." Il tâchait à prévenir le mal ; il était prudent avec le plus grand mépris pour la prudence. Lorsque l'accident était arrivé, il en revenait à son refrain ; et il était consolé. Du reste, bon homme, franc, honnête, brave, attaché, fidèle, très têtu, encore plus bavard, et affligé comme vous et moi d'avoir commencé l'histoire de ses amours sans presque aucun espoir de la finir.

Ainsi je vous conseille, lecteur, de prendre votre parti et au défaut des amours de Jacques, de vous accommoder des aventures du secrétaire du marquis des Arcis. "

"Il se conduisait à peu près comme vous et moi. Il remerciait son bienfaiteur pour qu'il lui fît encore du bien. Il se mettait en colère contre l'homme injuste... Souvent il était inconséquent, comme vous et moi, et sujet à oublier ses principes. »

Ce que le maître constate en déclarant : " Il n’y a peut être pas sous le ciel une tête qui contient autant de paradoxes que la tienne ".

En fait le  fatalisme est un art de vivre et s'il n'empêche pas d'être malheureux, il permet de l'être moins en se moquant de tout.

La composition

Il est clair que plane sur cette œuvre libre et déconcertante le souvenir du Don Quichotte de Cervantes, non seulement par le choix des deux personnages principaux mais dans la composition même du récit

Deux personnages, un valet et son maître, chevauchent sur des routes, vers une destination qui restera inconnue, s'arrêtent dans des auberges, devisent à bâtons rompus : questions philosophiques, souvenirs intimes, anecdotes.

Le thème du voyage est le but affiché du roman : ils voyagent pour "affaires". Pour combler l’ennui du voyage, Jacques  promet à son maître de lui raconter la suite de ses aventures amoureuses.

Au fil de leur voyage, d'autres individus de rencontre interviennent et s'ouvrent de nouveaux tiroirs,

Quatre motifs s'entrelacent dans Jacques le Fataliste :

1) Ce voyage picaresque vers "nulle part", tantôt raconté à la troisième personne par le narrateur, tantôt disposé en dialogue entre Jacques et son maître (→);

2) L’action véritable  qui résiderait non dans le voyage mais dans d’autres récits, et en particulier le récit discontinu fait par Jacques de ses amours avec Denise. Ces dernières occupent une place centrale, mais le récit est sans cesse interrompu puis le Maître  priant continuellement Jacques de lui narrer ses aventures galantes. Jacques raconte son éducation sexuelle, ce qui constitue la trame principale du roman.  

Les amours de Jacques s’achèvent différemment selon trois versions.

Selon l'épilogue 3, Jacques se marie avec Denise, la fille dont il était épris.

Quelques jours après, le vieux concierge du château décéda ; Jacques obtient sa place et épouse Denise, avec laquelle il s'occupe à susciter des disciples à Zénon et à Spinoza, aimé de Desglands, (maître du château) chéri de son maître et adoré de sa femme ; car c'est ainsi qu'il était écrit là-haut.

On a voulu me persuader que son maître et Desglands  étaient devenus amoureux de sa femme. Je ne sais ce qui en est, mais je suis sûr qu'il se disait le soir à lui-même: "S'il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras; s'il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas; dors donc mon ami." Et qu'il s'endormait.

Le récit est sans cesse interrompu soit par le  maître, soit par les commentaires du narrateur qui intervient dans le récit, mais aussi par des "histoires" autonomes venant se substituer au récit.

Les digressions romanesques :

Elles constituent plus de la moitié du texte.

On peut déceler quatre groupes :

- Une nouvelle romanesque, l'histoire de M. des Arcis et de Mme de la Pommeraye (Robert Bresson en a fait la matière de son film, Les Dames du Bois de Boulogne).

- Deux nouvelles "exemplaires", l'histoire du chevalier de Saint-Ouen, se découpe en trois épisodes : le fils de famille,/ l'amant berné,/le flagrant délit.

Le récit est arbitrairement coupé par des réflexions morales et esthétiques.

Celles de l'abbé Hudson sont  précédées par le thème des fausses vocations.

Les deux développent le thème de la perfection dans le mal. On y trouve un goût réaliste pour la peinture des bas-fonds : voleurs, prostituées, receleurs, marchands â la toilette, usuriers, policiers Tous ces hommes d’Église sont de même nature : cupides, libidineux, fourbes.

- Un cycle paysan, relativement autonome, est lié à l'enfance de Jacques et à son initiation sexuelle. Le réalisme paysan s'oppose au réalisme urbain des nouvelles précédentes.

Le langage lui-même change de registre.  Certains passage ne sont pas sans rappeler Le Décaméron de Boccace.

L'originalité de Jacques le Fataliste tient au statut du narrateur qui intervient dans le récit.

Dès le début le narrateur affirme sa liberté et s'emploie à saper les fondements mêmes de l'illusion romanesque.

A plusieurs reprises,  le narrateur s'adresse au lecteur, dans une facétieuse critique des multiples possibilités que l'imagination ouvrent au romancier.

Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu'il me plairait.

Qu'est-ce qui m'empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? d'y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ?

 

Mais autre originalité, Diderot fait intervenir le lecteur fictif  qui entretient avec le narrateur un dialogue en marge de celui de Jacques et de son maître(ce qui rappelle une fois encore de Don Quichotte).

Leur relation est tantôt cordiale, tantôt agressive et force est de constater que le lecteur est le plus souvent le jouet du narrateur qui lui affirme tout et son contraire.

 

Cette œuvre, si tonique, si provocante fut pourtant écrite par un homme épuisé qui constatait avec humour sa dégradation physique, car sa fatigue ne lui avait rien ôté de sa vigueur intellectuelle.

Au fil des jours

Il écrit à Grimm que son "corps part en morceaux, les dents, les yeux, les jambes, mais qu'il n'y a pas de détérioration au chapiteau de l'alambic".

En 1772, l'échec de sa relation avec Madame de Meaux et le mariage de sa fille semble susciter quelques  nouvelles réflexions sur les  femmes

Diderot aime les femmes, jeunes ou moins jeunes,  elles  ne l'intéressent pas seulement comme objet de désir.

En 1772, Diderot fit, pour la Correspondance littéraire la critique d'un Essai de Thomas sur les femmes, un traité académique et quelque peu contradictoire

Mais en vérité, ce qui l'intéressait c'était sa propre réflexion et sa réponse à Thomas n'était qu'un prétexte…( cf E. Badinter "Qu'est ce qu'une femme ?)

 Il critique peu l'essai en lui-même. Pour parler des femmes, dit-il, il faut le faire en toute subjectivité.

 Diderot part d'un postulat de base à partir duquel tout est déduit : "La femme est commandée par son utérus qui constitue son essence, qui détermine ses expériences et ses pensées et qui en fait un être de passions, d'émotions. Les rend célestes ou infernales. C’est de l’organe propre à son sexe que partent toutes ses idées extraordinaires. Bref, des êtres qu'on ne peut comprendre : "Ô femmes, dit-il, Vous êtes des enfants bien extraordinaires".

Les femmes sont malheureuses sous toutes les latitudes;

Elles  sont  soumises au pouvoir des hommes,   aux lois de la nature plus dures pour elles que pour les hommes, leur existence n'est justifiée que par leur rôle d'épouse ou de femmes. Qu’est-ce alors qu’une femme lorsqu’elle ne peut plus être mère ? Négligée de son époux, délaissée de ses enfants, nulle dans la société, la dévotion est son unique et dernière ressource.

"Les étapes de la vie d'une femme s'énoncent en termes de douleurs (règles, enfantement, soumission au désir de l'homme, grossesse). Comme on ne les destine qu'au plaisir des hommes et à la reproduction, ce qui précède cette période de leur vie est laissé à l'abandon. Après la ménopause, elle n'a plus d'intérêt. Donc, la femme n'a pas d'existence autonome. "

Seuls le regard et le désir de l'homme lui confèrent une raison d'être.

"Les femmes ne semblent destinées qu'à notre propre plaisir et lorsqu'elles n'ont plus d'attrait, tout est perdu pour elles".

On ne saurait mieux dire que la femme n'a pas d'existence autonome, qu'elle n'existe qu'en fonction de son rôle biologique et du regard de l'homme

Déjà, dix ans plus tôt, dans une lettre à Sophie Volland, Diderot avait souligné, sans une excessive délicatesse, qu'il y a de beaux vieillards mais jamais de belles vieilles : les premiers ont la peau ridée, des cheveux blancs, mais les muscles restent fermes et solides.

Les vieilles femmes se décomposent plus vite que les hommes :

"La nature douce, molle, replète, arrondie de la femme, toutes les qualités qui font qu'elle est charmante dans la jeunesse font aussi que tout s'affaisse, tout s'aplatit, tout pend dans l'âge avancé… Le temps ne nous décompose pas autant qu'elle."

"La femme vieillit plus vite que l'homme et moins bien".

Et Diderot de s'attendrir sur le sort de ces pauvres créatures.

Et comme il a bon cœur, il s'exclame :

"Femmes que je vous plains, et si j'avais été législateur vous auriez été sacrées en quelque endroit que vous eussiez parues."

En fait, ses remarques varient  selon qu'il se place du point de vue du bourgeois, de l'amant, du moraliste, du père ou du mari.

Dans Le Supplément  au voyage de Bougainville, il admire la liberté sexuelle des Tahitiennes et il développe ce thème dans une lettre à Sophie : "La nature ne se soucie ni du bien ni du mal".

Et, en tant que philosophe, il peut imaginer une société idéale régie par des lois naturelles.

Mais lorsqu'il s'agit de sa fille, Angélique, le registre n'est plus le même.

Le 4 septembre 1972, quelques jours avant son mariage, il lui avait écrit :

" Je vous  recommande d'avoir des mœurs. Ce soupçon de l'inconduite, si commune aujourd'hui, m'accablerait de douleur, vous ôterait mon estime, et me chasserait de votre maison …Après m'être  glorifié de vous, je mourrai d'avoir à en  rougir."

Et il ajoute une phrase que n'aurait pas démentie Rousseau : " On a le droit de juger les femmes sur les apparences",

Mais il dit surtout sa peine, son désespoir de leur séparation.

"Va, mon enfant, je n’entends rien aux autres pères. Je vois que leur inquiétude cesse au moment où ils se séparent de leurs enfants ; il me semble que la mienne commence. Je te trouvais si bien sous mon aile ! Dieu veuille que le nouvel ami que tu t’es choisi soit aussi bon, aussi tendre, aussi fidèle que moi. "

 

Le mariage d'Angélique

 

Pour constituer la dote de  sa fille, Diderot  avait mis en vente sa bibliothèque (Catherine  II la lui acheta en lui en laissant la jouissance jusqu'à sa mort)

Il voulait mettre Angélique à l'abri du besoin car  lui-même,  qui avait tant travaillé,  ne fut que tardivement aisé.

Abel François Nicolas Caroillon de Vandeul (1746-1813) était un excellent parti. Il était le gérant des forges du comte d'Artois, trésorier de France, premier commis des Finances (1785) et directeur des Domaines du Roi.

Ils se marièrent le 9  septembre  1772 et vécurent à Paris.

Le frère abbé, de plus en plus intransigeant, avait refusé d'assister à la cérémonie et de bénir ce mariage.      

"Je vous regarde comme une fille sans religion, que vous n'êtes pas et que vous ne serez jamais ma nièce, et que l'entrée de ma maison vous sera interdite comme elle l'est à votre père pour le même motif de religion."

Et Mme Diderot avait refusé que fussent invités les amis  de son mari.

Angélique fut en effet à l'abri du besoin, mais fut-elle heureuse dans cette famille?

Son mari était aux antipodes des réflexions philosophiques et des idéaux de son beau-père et ne  souhaitait pas que ses œuvres fussent publiés

Deux enfants naquirent de ce mariage. Marie-Anne, née en 1773, mourut en avril 1784 ( mais il semble que l'on cachât ce décès à Diderot mourant )

Séjour en Russie

 

Angélique mariée, la solitude lui devint insupportable ; il craignait de devenir importun.

En juin 1773, il décida de s'éloigner et accepta enfin  l'invitation de Catherine II . Il partit pour la Russie.

Il fit tout d'abord un séjour prolongé à La Haye chez son ami le prince Galitzine, très riche et cultivé, où il travailla à son célèbre "Paradoxe sur le comédien" dans lequel, masqué derrière le comédien anglais Garrick, il donnait sa conception du métier.

Le comédien doit sentir la vérité d'un personnage puis doit utiliser sa raison pour créer le simulacre qu'il veut faire passer pour la vérité. (C'est exactement ce que fait Diderot dans le Neveu).

"L'acteur pleure comme le prêtre incrédule qui prêche la Passion, comme un séducteur aux genoux d'une femme qu'il n'aime pas mais qu'il veut tromper."

Les comédiens qui croient être sincères et qu'ils " sont " ces personnages " s'offusquent  de ce discours alors que Diderot se livre ici à une réflexion profonde sur le dédoublement, le jeu entre l'émotion et la raison.

"Est-ce au moment où vous venez de perdre votre ami ou votre maîtresse que vous composerez un poème sur sa mort. On dit qu'on pleure mais on ne pleure pas lorsqu'on poursuit une épithète énergique qui se refuse ou si les larmes coulent, la plume tombe des mains, on se livre à son sentiment et l'on cesse de composer."

Au mois d'août, il poursuivit son voyage et refusa de passer par la Prusse où l'attendait Frédéric II, infligeant ainsi un camouflet au souverain qui aimait à se faire passer pour l'ami des philosophes et des Lumières. 

Il fut fort bien reçu.  L'impératrice est "enchantée de le connaître enfin". Elle l'admire vraiment. 

Diderot, s'adresse elle avec chaleur, lui prend la main, lui saisit le bras, l'appelle : "Ma bonne dame" et rejette au loin sa perruque.

Elle avait, "l’âme de César avec toutes les séductions de Cléopâtre", écrit-il à Sophie Volland

L'Impératrice écrit :

 

Votre Diderot est un homme bien extraordinaire; je ne me tire pas de mes entretiens avec lui sans avoir les cuisses meurtries et toutes noires; j'ai été obligée de mettre une table entre lui et moi pour me mettre, moi et mes membres, à l'abri de sa gesticulation. (Catherine II à Mme Geoffrin)

Diderot peut parler en toute liberté de politique et il lui propose une application concrète de sa philosophie politique. Cependant, bien vite, il prend conscience que l'impératrice n'a pas l'intention de passer à la pratique. Un jour, elle lui fait remarquer  qu'il travaille avec son imagination et elle dans la réalité.

 Trois mois après son arrivée, il avait compris qu'il servait de caution à Catherine II permettant à la souveraine de masquer la réalité du despotisme éclairé : un ensemble contradictoire d'absolutisme et de velléités de gouvernement rationnel.

Et quand bien même le despotisme éclairé tiendrait ses promesses, il ne repose que sur la qualité d'un souverain et reste toujours le despotisme.

La faveur de l'impératrice suscitait des jalousies.  Le gouvernement français voudrait lui voir jouer un rôle diplomatique dans les relations entre la France et la Russie mais, au contraire de son ami Grimm qu'on accusa souvent d'avoir l'échine trop souple, Diderot n'était pas diplomate.

Il s'ennuie de sa fille, il n'écrit même plus à ses amis. 

En quelques semaines il a beaucoup vieilli ; l'ambassadeur de Suède dit de lui : "Il est un vieillard extrêmement aimable".

Il repartit neuf mois plus tard, en mars 1774. Il a refusé les somptueux cadeaux de l'impératrice.

Le voyage fut harassant ; il repassa par la Hollande où une fois encore il prolongea son séjour.

Lui qui a toujours nié sa fatigue lorsque ses proches lui disaient de se ménager, dans sa dernière lettre à Sophie Volland datée de la Haye, le 3 septembre 1774, il parle de s'économiser pour "les petits bonheurs qu'on peut se permettre au-delà de la soixantaine... Avec l'âge les fibres de mon cœur, loin de se racornir ont augmenté ma sensibilité…". " Tout me touche, tout m'affecte. Je serai le plus insigne pleurnicheur de vieillard que vous ayez jamais connu."

Le retour en France  

Il est revenu épuisé, malade, et déçu, mais cette déception n'est connue que des intimes.

Dans les salons, il chante les louanges de sa bienfaitrice.. En fait, il convenait de laisser croire aux adversaires des Lumières que Catherine II, souveraine éclairée, était une admirable souveraine.

Mais à Madame Necker, il écrit : "Je serais un ingrat si j'en disais du mal. Je serais un menteur si j'en disais du bien."

 

Sa fatigue physique ne lui a rien ôté de sa vigueur intellectuelle et il continue à écrire."

En 1775, il travaille à un projet détaillé d'un Plan d'une université pour Catherine II.  Un enseignement public gratuit, des écoles pour les filles, des professeurs  chercheurs, des concours pour ne pas favoriser les puissants, des bourses et surtout des propositions pédagogiques révolutionnaires. Peut-être nos ministres pourraient-ils y puiser quelques idées?

A l’intention de l’Impératrice, il travaille aux 600 articles qui composent Les principes politiques des souverains. Puis, dans ses Observations sur le Nakaz (1774), il commente, après de nombreux entretiens avec la souveraine, un texte écrit par elle, La Nakas, dans lequel elle présente ses théories politiques à l’intention de la commission des lois de son pays, afin de  remplacer le code des lois moscovite par un texte moderne.

"Son intention est-elle de garder le despotisme et de le transmettre à ses successeurs ou de l'abdiquer ? Si elle garde pour elle et ses successeurs le despotisme qu'elle fasse son code comme il lui plaira. Elle n'a que faire de l'aveu de la nation qu'elle lise ce que je viens d'écrire... Si elle frémit, si son sang se retire, si elle pâlit, elle s'est crue meilleure qu'elle n'était."

Heureusement quand elle lut ces lignes Diderot était mort.

Après l'expérience vécue auprès de l'Impératrice,  il s'engage de plus en plus  dans la réflexion politique.

 Malgré ce qu'il avait écrit à Sophie Volland, Diderot ne s'économise pas.

Il reprend les notes qu'il avaient écrites pour une réfutation de l'ouvrage "De l'homme" de son ami Helvétius, décédé quelques années plus tôt . Diderot critique vigoureusement le despotisme éclairé : il ne suffit pas de s’en remettre à la personne du souverain pour éviter l’arbitraire. Seules les institutions garantissent contre les dérives du pouvoir.

Cet ouvrage parut dans La Correspondance littéraire et fut ignoré de son vivant par le public.

« Il n'y a qu'une vertu, la justice ; qu'un devoir, de se rendre heureux ; qu'un corollaire, de ne pas se surfaire la vie et de ne pas craindre la mort"

Diderot ne se fait jamais  pesant et ennuyeux :

"Qui peut de vanter d'avoir loué courageusement le génie ?"

Et Diderot de répondre à lui-même : "Moi, moi.

"Je crois m'être bien examiné et n'avoir jamais souffert du succès d'autrui, pas même lorsque je le haïssais. J'ai dit quelquefois "c'est un maroufle, mais ce maroufle-là a fait un beau poème".

Quelle est la chose importante ? Est-ce que la chose subtile soit de moi ou qu'elle soit faite ?

Nous avons la vue bien courte. Et qu'importe quel nom on imprimera à la tête de ton livre ou que l'on gravera sur ta tombe ?

Est-ce que tu liras ton épitaphe? " 

Ses réflexions sont coupées d'anecdotes plaisantes ou de petits contes.  Est-ce son autoportrait qu'il s'amuse à esquisser à travers l'un des personnages :

"Il fut toute sa vie véridique et menteur, triste et gai, sage et fou, bon et méchant, ingénieux et sot, sans qu'on ait jamais pu effacer les traits qu'il tenait de son père, de sa mère, de la sage-femme et de la nourrice.

Paresseux, ignorant et criard dans son enfance, insouciant et libertin dans son jeune âge, ambitieux et sournois à cinquante ans et rabâcheur à soixante."

C'est lui encore dans le divertissement, en quatre actes et en prose rédigée en 1775 et fut mis au point 1784. Sous le titre de "Est-il bon, est-il méchant ? ",il y met en scène un homme de lettres qui a perdu une bonne partie de sa vie à essayer de résoudre les problèmes des autres.

- Est-il bon ? Est-il méchant ?

- L'un après l'autre.

- Comme vous, comme moi, comme tout le monde.

Voltaire mourut en mai 1778 et Rousseau cinq semaines plus tard.

Diderot fait paraître en 1782, à Paris (pour la première fois depuis tant d'années ) sans tenir compte des avertissements de la censure, son Essai sur Sénèque le philosophe, sur ses écrits et sur les règnes de Claude et de Néron déjà publié en 1778.  Cette seconde version, un nouveau texte, est augmentée de divers développements, dont une furieuse sortie contre le frère ennemi, mort depuis peu, Rousseau, et dont on redoutait Les  Confessions.

"Faux, vain, ingrat, cruel, hypocrite et méchant... Je ne pense pas qu'il ait existé, ni qu'il existe jamais un pareil homme."

Fallait-il que Diderot l'eut aimé, eut été blessé par leur rupture et par les nombreux refus de se revoir opposés par Jean-Jacques pour que notre Sénèque tolérant ait ainsi perdu toute mesure?  

 

Sénèque est son interprète : Sénèque le Philosophe, penseur tolérant, sans dogmatisme, le sage qui veut à la fois méditer et agir et qui accepte pour le bien public de se compromettre auprès du tyran Néron.

Par ses liens avec l'impératrice, Diderot a le sentiment d'avoir perdu un peu de son intégrité, d'être devenu un homme que l'on peut critiquer, sans se mettre à sa place : la vie de Sénèque sera le miroir où s'élucide sa vie actuelle, ses "confessions "

Sénèque, amoureux du bien, ne put s'empêcher de devenir avec Néron le ministre du mal.

C'est en vérité un dialogue avec Jean-Jacques, tendu, passionnel.

Rousseau a eu beau jeu de juger Diderot, lui qui ne s'est jamais préoccupé que de son intégrité et qui a renoncé à l'action concrète ; lui, Diderot a accepté de vivre divisé.

 

"Faut-il mieux avoir éclairé le genre humain qui durera toujours, que d'avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir? Faut-il être l'homme de tous les temps, ou l'homme de son siècle ? C'est un problème difficile à résoudre."

 

L'ouvrage fut publié mais sa vente en France fut  interdite.

Le lieutenant général de police, Le Noir, ne pouvait continuer de fermer les yeux ; Diderot fut convoqué devant M. de Miromesnil, garde des Sceaux, qui lui fit quelques remontrances.

Alors il dit se repentir. 

"Je mérite encore davantage d'être châtié pour les fautes de ma vieillesse que pour mes anciennes extravagances ; daignez recevoir cet aveu et l'acte de mon repentir."

 

Une génuflexion ; une ultime boutade pour couvrir Le Noir et Miromesnil qui ont oublié de le punir : il écrit une lettre de rétractation et déclare s'amender "pour le reste de sa vie".

Le Noir se contentera de noter sans se faire trop d'illusion :

"Est-il sincère ou hypocrite ? " 

En 1781, L'histoire des deux Indes de l'abbé Raynal allait une fois encore mobiliser l'énergie de Diderot et ce sera son dernier grand combat.

Ce livre, écrit à partir des notes de l'abbé Raynal, a été mis au point par Diderot au cours des années précédentes et publié en Suisse où Raynal menacé d'emprisonnement avait du se réfugier. 

C'est une réflexion sur les Indiens du Nouveau Monde, la conquête, leur religion, bref, un ouvrage dangereux aux yeux du clergé.

Grimm, par prudence courtisane, voulait que Diderot renonçât à ce dernier combat.

Diderot se rebiffa.

"Vous m´avez recommandé de me taire sur l´abbé Raynal. Mais votre dessein est-il que je suive votre conseil ? (…)

Je vous ai parfaitement compris ; et vous m´avez fait très injustement et très inutilement beaucoup de mal. (…) Mon ami, vous avez la gangrène ; peut-être n´a-t-elle pas fait assez de progrès pour être incurable. Vous auriez besoin, je crois, d´un peu de soliloque. Ce n´est pas ce que j´ai le courage de vous dire, c´est ce que vous vous direz à vous-même qui vous guérira.

Je cesserai plutôt de vivre que de vous aimer, mais je ne serais jamais devenu votre ami, si vous eussiez parlé chez Jean-Jacques, où je vous rencontrai pour la première fois, comme vous parlâtes hier (…)"

Cette lettre que je viens de vous écrire à la hâte, vous l´enverrai-je ? Oui. Mais quand ? Quand je vous estimerai assez pour croire que vous la lirez sans humeur.(…) "

"Ah !mon ami, je vois bien, votre âme s’est amenuisée à Pétersbourg, à Potsdam, à l’Œil-de-bœuf et dans les antichambres des grands."

La rupture est consommée. Cette fois, il ne restait plus grand-chose de son amitié aveugle : " Je ne vous reconnais plus ; vous êtes devenu, sans vous en douter peut-être, un des plus cachés, mais un des plus dangereux antiphilosophes. Vous vivez avec nous, mais vous nous haïssez. "

Ce 25 mars 1781.

Il n'enverra pas cette lettre mais la rupture morale est consommée même si pendant les dernières années de Diderot, ils continuent de correspondre.

S'il continue de se battre c'est qu'il ne craint plus rien pour lui ; il se sent désormais hors d'atteinte.

1783 est une année de deuils : Louise d'Epinay, qui était malade depuis longtemps et qu’il accompagna avec affection, meurt en avril, en octobre, c’est le prince Galitzine et d'Alembert.

En février 1984, Sophie Volland disparaît. Angélique, la fille de Diderot et de Toinon, la mal aimée, rappelant la longue histoire de cette relation écrivit :

"Mon père prit pour la fille de Madame Volland une passion qui a duré jusqu'à la mort de l'un et de l'autre. Quelque temps avant sa mort, il perdit Mademoiselle Volland, objet de sa tendresse. Il lui donna des larmes, mais il se consola par la certitude de ne pas lui survivre longtemps."

 

Il sait sa fin prochaine et qu'on espère une conversion à son heure dernière ; un curé de sa paroisse vient le voir régulièrement.

Diderot le reçoit, parle volontiers avec lui mais Angélique ou Toinon sont toujours présentes car il ne veut pas qu'on profite d'un moment de faiblesse pour lui faire signer des aveux extorqués.

Angélique raconte qu'un jour que le curé lui dit :

"Une petite rétractation de ses ouvrages ferait un fort bel effet dans le monde", ce à quoi Diderot répondit :

"Je le crois, monsieur le curé mais convenez que je ferai un impudent mensonge"

Et Angélique ajoute :

"Ma mère aurait donné sa vie pour que mon père crût ; mais elle aimait mieux mourir que de l'engager à faire une seule action qu'elle pût regarder comme un sacrilège "

On fait pression sur lui en le menaçant de la fosse commune

C'est l'intervention du roi qui empêchât que le corps de d'Alembert ne  fut pas jeté à la voirie.

Le clergé se propose de "faire éprouver à son cadavre toutes les avanies religieuses, à moins qu'il ne satisfasse à l'extérieur".

Il part se reposer à Sèvres chez un vieil ami, tandis que Grimm est chargé par Catherine II de trouver un logis confortable à Paris pour son bibliothécaire mourant. Il faut aussi trouver une autre paroisse qui acceptera d'enterrer ce mécréant notoire.

Grimm achète un luxueux appartement, rue de Richelieu, où Diderot s'installe en juillet

Angélique raconte que "la veille de sa mort on lui apporta un lit plus commode ; les ouvriers se tourmentaient à le placer. Mes amis, leur dit-il, vous prenez bien de la peine pour un meuble qui ne servira pas quatre jours".

 

Il reçut le soir ses amis; la conversation s'engagea sur la philosophie et sur les différentes routes pour arriver à cette science :

"Le premier pas vers la philosophie, dit-il c'est l'incrédulité". "Ce mot est le dernier qu'il ait proféré devant moi ; il était tard, je le quittai, j'espérais le revoir encore."

Le lendemain, le 31 juillet, il mourut à midi.

Contre une confortable somme d'argent, le curé de la paroisse de Saint Roch accepta de l'inhumer dans le caveau de la chapelle de la Vierge ; aucune personnalité officielle n'assista aux obsèques.

Pendant la Révolution, tandis qu'on portait au Panthéon les cercueils de Voltaire puis celui de Rousseau, on profana les sépultures de l'église Saint Roch, en particulier celle de Diderot dont la dépouille fut rendue à l'air libre.

S'il ne croyait pas en une vie éternelle, Diderot espérait en la postérité.

Il écrivait en 1765, en se moquant de lui-même, de sa fatuité, qu'il croyait parfois entendre "quelques sons imperceptibles de ce concert lointain".

Cette musique qu'il entendait, venait de très loin, du bout de notre second millénaire.

Dans son ouvrage sur Sénèque, il nous donne  un  dernier conseil :

"Que l'âge ne nous fasse pas sombrer dans l'oisiveté. Lisons donc tant que nos yeux nous le permettront et tâchons d'être au moins les égaux de nos enfants. Plutôt s'user que se rouiller."

 

C'est à Sophie qu'il adressa un jour ce conte, beau et profond :

 "Le bonheur habita une fois sur la terre, mais le bonheur vrai, le bonheur en propre personne. Soit que ce pauvre séjour ne fût pas fait pour lui, soit qu'il soit léger de sa nature, soit qu'il ne puisse demeurer en place, il s'en alla je ne sais où, au ciel peut-être ou sous la tombe. Mais en s'en allant, il laissa ses vêtements. La peine qui marchait toujours sur ses pas, et qui ne trouvait personne qui voulait l'héberger, s'en saisit ; et c'est elle qui se présente sans cesse à nous sous le vêtement du plaisir. Nous courons tous l'embrasser, mais nous n'embrassons que la peine sous le vêtement du plaisir, c'est moi pour vous, c'est vous pour moi ; c'est tout ce qui s'offre à nous sur la terre et qui nous séduit." ( fragment sans date )

 

 

Bibliographie

Diderot Lettres à Sophie Volland ( consultable sur Internet )

Biographies de Diderot

Pierre Lepape Diderot

Raymond Trousson  Diderot

Jacques Attali . Diderot ou le bonheur de penser

Elisabeth de  Fontenay Diderot ou le matérialisme enchanté.