L'Istanbul noir et blanc de Pamuk
Conférence donnée le mardi 18 décembre 2007
par Valérie GAY-AKSOY
Traductrice de Pamuk
INTRODUCTION
Le seul nom d’Istanbul évoque tout un tas d’images et charrie beaucoup de clichés. Byzance, Constantinople, Istanbul : trois noms presque mythiques pour trois grandes civilisations qui ont donné lieu à une construction identitaire complexe, composite, parfois confuse.
C’est certainement l’une des villes sur laquelle on a le plus écrit, et qui a souvent nourri l’imaginaire, aussi bien occidental que local. Il s’agit d’une cité " entre deux mondes ". Une ville-monde.
C’est la seule métropole construite sur deux continents, et cette position géographique amène automatiquement la métaphore, celle d’un pont entre Orient et Occident. Un pont entre deux univers culturels et entre deux temps, celui de la magnificence d’un empire effondré et celui d’une modernité hybride.
Et pour se rapprocher du thème de notre conférence, c’est aussi une ville entre Méditerranée et mer Noire, qui en turc se disent Akdeniz, la mer blanche, et Karadeniz, la mer Noire.
Orhan Pamuk parle d’une ville d’Europe de l’est située en Orient.
Pour cet auteur qui, jusqu’à l’année dernière, a toujours vécu ici, Istanbul est au centre de son univers. Il en fait de nombreuses descriptions dans Le Livre noir. Mais le talent de Pamuk à entrelacer les histoires, nous le goûtons une nouvelle fois, de façon magistrale, dans son dernier roman " Istanbul, souvenirs d’une ville ".
Ce livre est une autobiographie mais aussi une chronique des cent cinquante dernières années de la vie à Istanbul. Ce texte navigue entre des flash-back sur l’enfance de l’écrivain et une description de l’histoire littéraire et culturelle de la ville. Il ne prétend pas, bien sûr, retracer l’histoire de cette ville mais montrer qu’Istanbul a eu une influence déterminante sur la vie d’un jeune homme qui voulait devenir écrivain.
L’Istanbul de Pamuk est souvent neigeux, boueux et hivernal. Un mot clef est Hüzün, un mot coranique aux racines arabes, un concept à multiples facettes que Pamuk utilise pour caractériser la mélancolie qu’il juge consubstantielle à Istanbul et ses habitants.
Avec Pamuk, nous sommes bien loin des rêves colorés de l’orientalisme, et le noir et blanc s’impose avec les photos d’Ara Güler (le " Robert Doisneau turc "). Ce sont ces photos qui vont nous accompagner pendant cette heure.
Un peu à l’image du livre, je vous propose une sorte de voyage dans l’Istanbul de cet écrivain, pour remonter le temps et essayer de comprendre comment s’est forgée la naissance de cet auteur turc à travers les paysages urbains dans lesquels il a vécu. J’ai fait un choix de photos tirées de son livre, un choix qui n’a pas été simple car elles sont toutes très belles. Lecture de passages aussi pour faire entendre son écriture.
Au fil des images, nous allons aborder quelques thèmes majeurs. J’ai procédé par ellipses, de l’intérieur vers l’extérieur, de sa famille, du lieu où il a vécu, vers les rues et certains endroits d’Istanbul, où Pamuk collectera tout au long de sa vie des matériaux pour ses romans.
J’ai divisé cette conférence en trois parties. La première, que j’ai appelée le cœur de la ville, parle de l’enfance de Pamuk et de sa famille, de la découverte du monde. D’un monde, qui, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, reflète les dichotomies qui structureront toute son œuvre.
Dans la deuxième partie, nous nous arrêterons sur les raisons qui ont formé chez lui cette vision en noir et blanc. Et dans la troisième, nous reviendrons sur la façon dont s’est développé l’imaginaire de la ville dont Pamuk est un héritier.
PREMIERE PARTIE
Le cœur de la ville
A une époque marquée par l’abondance des migrations, et où l’exil est souvent un thème central dans la création, Pamuk fait un peu figure d’exception. Pendant cinquante ans, il a pratiquement passé toute sa vie dans la même maison, dans les rues et les quartiers de ses origines… C’est cette particularité qui l’a poussé à écrire sur cette ville. Cet attachement a marqué son identité. Mais parfois, il n’est pas nécessaire de changer de pays ou de continent pour vivre un sentiment d’étrangeté, et ce sentiment, Pamuk en a eu très vite conscience.
I / Famille occidentalisée, positiviste et fissures familiales
Voilà donc le petit Orhan entouré de son père Gündüz Pamuk, à qui est dédié le livre Istanbul. Sa très jolie mère, Sekure, à qui il dédiera la Vie nouvelle et Mon nom est rouge, et son frère Sevket, ce frère rival, qui tiendra lui aussi une grande place dans sa vie et dans son œuvre.
Pamuk est né le 7 juin 1952, à Istanbul, " qui vivait les jours plus misérables, les plus sombres et les moins glorieux de ses 2000 ans d’histoire " dit-il.
Il est né dans une famille de la grande bourgeoisie laïque et occidentalisée, comme on le voit bien sur cette photo, qui pourrait être prise dans n’importe quel pays d’Europe à la même époque.
Il a grandi entouré d’hommes positivistes et qui adorent les mathématiques.
Son père est ingénieur. Il y a l’oncle Özhan, qui a fait des études de médecine avant d’émigrer aux Etats-Unis.
L’Oncle Aydin, est ingénieur en bâtiment. Et sa tante, qui a abandonné le piano pour épouser un assistant à la faculté de médecine.
Tout ce petit monde vivait ensemble, comme une grande famille traditionnelle ottomane, réparti dans les cinq étages du même immeuble, Pamuk Apartmani, construit en 1951 dans le quartier européen de Nisantasi par le grand-père paternel de Pamuk. Il avait fait fortune dans les constructions de chemins de fer, et à sa mort, en 1934, il laisse une immense fortune, que même les faillites répétées de ses fils n’ont pas réussi à dilapider.
Tout le monde se réunissait chez la grand-mère paternelle, notamment pour les fêtes de l’Aïd, du Bayram ou du Jour de l’An.
Mais sur la question religieuse, la famille est " ballottée au gré d’une drôle de musique et de logique entre l’Orient et l’Occident ", comme le dit Pamuk. Personne ne faisait sa prière ni le jeûne du ramadan, mais on sacrifiait un mouton pour le Kurban Bayrami (Aïd) et on buvait de l’alcool. La religion est pour eux, comme pour toute la bourgeoisie turque occidentalisée, quelque chose de lié à la pauvreté.
C’est auprès des domestiques, et notamment de la bonne, Esma Hanim, que Pamuk découvre les croyances et la religion du peuple, qu’il voit comme un ensemble de règles parfois bizarres ou amusantes. La foi était un objet de honte à cacher.
Derrière l’image de cette grande famille unie, il y a bien sûr les fissures : les disputes au sujet du partage des biens et de l’héritage, les querelles à cause des faillites répétées de son oncle et de son père. Les disputes entre ce père, de plus en plus absent, qui a des maîtresses, et la mère de Pamuk, qui n’hésite pas un jour à passer une jambe par la fenêtre. A la suite de ces disputes, ils disparaissaient chacun à leur tour. Et puis, il y a le frère rival.
Malgré toutes ces dissensions, ces disparitions et ces rivalités, cette maison est pour Pamuk le centre spirituel de son univers, même si, par moments, il a habité dans d’autres appartements.
Cinquante ans après, lorsqu’il rédige ce livre, il vivait encore dans le même immeuble. Le Pamuk apartmani, qui apparaît dans son premier roman sous le nom de Isikçi apt., et dans Le Livre noir, sous le nom de Sehrikalp : le Cœur de la ville.
Nisantasi un peu vide en construction
L’immeuble Pamuk est construit à Nisantasi, sur l’avenue Tesvikiye, dans le coin d’un vaste terrain, qui avait été le jardin d’un grand konak de Pacha.
C’est des fenêtres de cet immeuble qu’il découvrira le monde, les rues - avec la fameuse boutique d’Alaaddin " Tabac-jouets-journaux-papeterie " toujours en place depuis cinquante ans et qui apparaît dans nombre de ses romans, de là qu’il s’amuse à compter les vieilles voitures américaines, Dodge, les Packard, De Soto et Chevrolet, à écouter les bateaux et le tramway…
Les quartiers où Pamuk a vécu sont occidentalisés, cosmopolites et c’est là qu’il a terminé sa scolarité : le lycée américain Robert Kolej, puis la faculté d’architecture qu’il a abandonnée parce qu’il voulait être peintre, avant de devenir écrivain. Ce sont dans des lieux chargés d’histoire, mais dans les années cinquante, comme on le voit sur cette photo, tout est entre construction et démolition.
Cette occidentalisation se retrouve dans les intérieurs.
La maison de la grand-mère paternelle ressemble à une boutique d’antiquaire, remplie de photos.
A chacun des étages, il y avait un ou deux pianos dont personne ne jouait. Les vitrines sont remplies d’objets et toujours fermées à clef. Pamuk parle de la lumière triste des lampes en cristal, des tapis (qu’il déteste paraît-il), du tic-tac des horloges, de la musique alla franga et alla turca de la radio, et puis de l’arrivée de la télévision noir et blanc dans les années 70 avec l’unique chaîne de la télévision d’état (TRT). Et il parle de cette manière qu’avaient les riches d’étaler les signes de leur occidentalisation.
Avec l’obscurité de ces maisons-musées un peu étouffantes, les premières découvertes de la rue sont pour l’enfant un véritable éblouissement, au sens propre du terme.
Ce jeu entre l’ombre et la lumière, entre intérieur et extérieur doit être une expérience assez forte car le titre de son premier roman, Cevdet Bey était Karanlik ve Isik, l’ombre et la lumière. Dans l’œuvre de Pamuk, les espaces intérieurs et extérieurs sont imbriqués les uns dans les autres, comme des poupées russes. Liens organiques entre l’appartement, le quartier et la ville. Istanbul comme un corps. Dans sa vie comme dans son œuvre, il y a des allers-retours permanents entre la lumière des rues où Pamuk court pour fuir l’obscurité de la maison, et l’obscurité des rues qu’il fuit pour revenir les dessiner ou écrire sur elles sous le halo de sa lampe sur sa table de travail.
Pamuk devant les miroirs de sa mère
Ce jeu avec les miroirs, cette démultiplication de son image reflète bien ce que Pamuk fera plus tard dans ses romans, aussi bien au niveau des thèmes, du double notamment, que de la forme.
Le trio de la mère et de ses deux fils querelleurs, on le retrouve dans le roman Mon nom est rouge, avec l’histoire de Sekure, où Pamuk a conservé les noms réels pour ses personnages.
Cette façon de s’échapper dans ce qu’il appelle " un autre monde ", " un monde parallèle ", Pamuk l’explique en partie comme une stratégie pour fuir l’ennui et la tristesse, qui se lit ici sur le visage de sa mère.
L’atmosphère généralement heureuse est souvent plombée par les disputes entre ses parents, par la perception de l’appauvrissement dû aux faillites répétées de son père et de son oncle, et les conflits de propriété au sein de la famille.
Mais cette peine qu’il ressent lorsqu’il est enfant, au lieu de l’exprimer directement, Pamuk explique qu’il la transforme en " un mystérieux sentiment, par des jeux de tromperies, d’oublis et de changements de points de vue de mon esprit ".
" Ce sentiment a réuni le monde parallèle et la culpabilité qui m’habitaient. Appelons " tristesse " cet état de confusion. Il s’agit d’une chose qui voile la vérité et nous permet ainsi de vivre plus tranquillement avec elle. Comme une buée sur une vitre. " (Istanbul p.114)
L’image de la buée sur une vitre sera récurrente dans le roman autobiographique de Pamuk, pour signifier la tristesse, la sienne et celle de la ville. C’est quelque chose d’opaque, qui voile la réalité, la vérité.
Pamuk développe cette image symbolique : même s’il intervient sur cette buée en écrivant quelque chose et nettoie la vitre, le paysage qui apparaît au-dehors reste triste.
Hüzün
Cette tristesse, c’est le Hüzün dont Pamuk parle tout au long de ce livre.
C’est un terme qu’on trouve dans le Coran et qui a le sens de perte, de grande affliction.
Mais il a un second sens, d’origine mystique : ce sentiment de perte et de douleur exprime la souffrance d’être trop éloigné de Dieu, de ne pas être dans la plénitude de l’unité. Le manque provient de l’incomplétude de la vie spirituelle.
Ce sentiment est omniprésent dans la culture islamique, dans la vie quotidienne d’Istanbul, dans la poésie et la musique (musique classique ottomane, la pop ou l’arabesque qui s’est développée dans les années 80, pleine d’apitoiement sur soi et d’affliction).
Le hüzün est une sorte de profonde mélancolie, de souffrance noire, avec un sens à la fois positif et négatif. C’est un état d’esprit que la ville s’est approprié avec fierté. Tristesse " congénitale " : un supplément d’être, comme les Romantiques.
C’est aussi le sentiment que ressent un enfant qui regarde par les vitres embuées.
C’est le même tramway qu’on voit aujourd’hui sur l’avenue Istiklâl, qui relie la place de Taksim au Tünel. Pendant la jeunesse de Pamuk, il n’y avait pas encore le métro. Ce tramway, qui existe depuis 1914, reliait alors Maçka, Nisantasi à la place Taksim, au Tünel, et traversait le pont de Galata jusqu’aux recoins de la vieille ville, (la péninsule historique de Sultanahmet, le vieux Stamboul), qui à l’époque lui donnait l’impression d’être un autre pays. De Taksim, on peut se rendre à Cihangir, où Pamuk a également habité et où il avait son atelier de peinture.
II / La tristesse au cœur de la ville
Cihangir – Beyoglu, vue sur le Bosphore
On voit ici une vue de Cihangir, Beyoglu, en-dessous de l’avenue Istiklâl. Pamuk a vécu dans plusieurs maisons dans Istanbul, d’où il peut voir la rue, la ville et le Bosphore.
Ce qui est frappant, c’est l’espace vide. Depuis la jeunesse de Pamuk, la population s’est multipliée par dix.
Ce hüzün prend sa source dans l’histoire et les conséquences de l’effondrement de l’empire ottoman, et il se reflète dans les paysages de la ville et les habitants.
N’importe quelle scène urbaine ravive ce sentiment :
Les rues désertes le soir, les foules pressées ou désœuvrées, l’aspect délabré des bâtisses mêlées aux immeubles modernes en construction.
Si l’intérieur de la maison est un musée, l’extérieur aussi, mais un musée mal conservé, et même carrément à l’abandon. A cause de la pauvreté et de l’ignorance, on se désintéresse des vestiges historiques, on n’hésite pas à utiliser les pierres d’anciennes bâtisses pour en faire de nouvelles. Il n’y a pas de conservation comme en Occident.
Au contraire, détruire, brûler, ériger à la place un immeuble moderne occidental est aussi une manière d’oublier au plus vite un passé qu’à la fois on regrette, et auquel on ne veut plus appartenir.
Les incendies sont en effet une composante inséparable de l’histoire d’Istanbul. La ville a beaucoup brûlé depuis le 17ème siècle. On compte 308 incendies entre 1853 et 1922, par exemple.
Pamuk dit que " Même si l’empire ottoman ne s’était pas effondré, l’Istanbul du début du 20ème siècle aurait quand même perdu une grande partie de sa puissance et de sa mémoire, à cause de ces incendies répétés ". Ces incendies prenaient aussi des allures de grands divertissements populaires.
Théophile Gautier, venu à Istanbul en 1853, raconte avec complaisance les cinq incendies dont il a été témoin durant les deux mois où il est resté dans la ville. Les incendies de nuit, c’était encore mieux, et il les qualifie de " Paysages extraordinaires ".
Pamuk a été témoin de la destruction par le feu, dans les années 50 et 60 , des derniers yali et konak et les vieilles maisons de bois.
Il parle d’un autre auteur qui avait déjà évoqué ces incendies avant lui, Tanpinar, qui dans son livre, " Cinq villes ", au chapitre Istanbul déclare ceci : " Devant nos yeux des chefs-d’œuvre, les uns après les autres, fondent comme du sel gemme dans l’eau, et deviennent amoncellements de cendres et de terre. "
D’un côté, il y a la jouissance de l’évocation littéraire, et de l’autre, le désarroi face à l’anéantissement de constructions historiques.
Pour la génération de Pamuk, ce même sentiment se teinte de culpabilité, d’humiliation et de jalousie, l’envie d’en finir au plus vite avec les traces d’une grande civilisation pour passer à autre chose, une imitation terne et sans relief de la société occidentale.
III / Le Bosphore : paradis et catastrophes
Après l’immeuble Pamuk et le sentiment de tristesse au cœur de la ville, un autre endroit est au cœur d’Istanbul. C’est le Bosphore où la famille se rend régulièrement en ballade. Le Bosphore est une source de bonheur et d’élan vital. " L’esprit et la force d’Istanbul viennent de lui ". Pamuk en parle comme d’un lieu extraordinaire de son enfance.
A partir du 18ème siècle, c’était devenu un lieu de villégiature pour les élites ottomanes qui ont développé une culture fermée et propre à Istanbul. Cette " civilisation du Bosphore " dont parle avec nostalgie un auteur de la troisième génération des Ottomans, Abdhülhak Sinasi Hisar (1887-1963).
Au cours du 20ème siècle, dans l’enthousiasme de la République du nationalisme turc, ces yalis construits par les élites ottomanes du 19ème siècle ont été érigés en exemples de l’identité et de l’architecture turco-ottomanes.
Mais les nouveaux riches de l’époque républicaine préféraient les quartiers occidentalisés à ces yali du Bosphore, mal équipés contre le vent et l’hiver, et durs à chauffer.
Jusqu’à l’accélération de la croissance urbaine dans les années 70, la plupart des grands konak en bois et des yali du Bosphore ont été peu à peu anéantis.
Pamuk raconte que dans sa jeunesse, quand un tel incendie venait à éclater, on se téléphonait, on remplissait des voitures et on allait en bande sur les rives du Bosphore pour contempler le spectacle.
Si les paysages du Bosphore ont toujours quelque chose de paradisiaque, c’est aussi un lieu de catastrophes.
Après les incendies des konak, il y a aussi les accidents de gros bateaux. En 1960, le Bosphore s’était retrouvé en flammes après une collision entre deux tankers.
Catastrophes maritimes, accidents de voitures qui plongent dans les flots… Pamuk rapporte certains conseils donnés dans les journaux aux conducteurs pour s’extraire de leur voiture au cas où ils plongeraient dans le Bosphore… et puis après, a commencé la mode des suicides en sautant du pont….
Cette voie maritime est vraiment le cœur de la ville et depuis le milieu du 19ème siècle, elle est sillonnée par les bateaux des lignes maritimes urbaines, les fameux vapur qui sont devenus, avec leurs sirènes, leurs lumières et leurs fumées, une sorte d’emblème du paysage urbain. Ces lignes ont rapidement amené un développement des villages qui bordent le Bosphore et la Corne d’or, devenus partie intégrante de la ville.
Chapitre II du Livre noir : " Le jour où les eaux se retireront du Bosphore " :
Ce sentiment de paradis perdu est décrit comme un récit fantastique d’anticipation sur le mode d’une catastrophe écologique. Au lieu de s’enthousiasmer pour les beautés du Bosphore, il le décrit sur le mode de l’utopie négative.
" Avez-vous remarqué que les eaux du Bosphore sont en train de se retirer ? (…) La mer Noire se réchauffe, paraît-il, et la Méditerranée refroidit (…)
Il est évident que ce paradis terrestre que l’on appelait le Bosphore, va se transformer très bientôt en un sombre cloaque, où les charognes des galions, couvertes de boue noire, luiront comme des dents de fantômes.
Bateaux sur le rivage, mosquées en arrière-plan
Il n’est pas difficile d’imaginer que le fond de ce marécage finira par se dessécher par endroits (…) et que, sur les talus arrosés par les cascades des milliers d’égouts qui s’y déversent, des herbes pousseront, et même des pâquerettes. Ce sera le début d’une vie nouvelle (…).
Je veux parler des nouveaux quartiers qui commenceront à s’édifier dans la boue de cette fosse, que l’on appelait autrefois le Bosphore. (…) Je veux parler des bidonvilles, des baraquements, des bars, boîtes de nuit et autres lieux de plaisir, construits de bric et de broc, des lunaparks avec leurs manèges de chevaux de bois, des tripots, des mosquées, des couvents de derviches, des nids de fractions marxistes, des ateliers de vaisselle en matière plastique ou de bas nylon… Dans ce chaos apocalyptique surnageront les carcasses des bateaux, couchés sur le flanc, de la Compagnie des lignes municipales, et des champs de méduses et de capsules de bouteilles de limonade. On y découvrira des transatlantiques américains échoués (…) et entre des colonnes ioniennes, verdies par la mousse, les squelettes des Celtes et des Lyciens, suppliant, la bouche ouverte, des divinités préhistoriques inconnues. Je peux également imaginer que la civilisation qui apparaîtra, au milieu des trésors byzantins tapissés de moules, des couteaux et des fourchettes en argent ou en fer-blanc, des tonneaux de vin millénaires, des bouteilles d’eau gazeuse (…), [cette civilisation] pourra se procurer l’énergie dont elle aura besoin (…) grâce à un vieux tanker roumain à l’hélice coincée dans le bourbier.
Mais ce que nous devons prévoir en premier chef, ce sont les épidémies. (…) Et dorénavant, des balcons d’où nous contemplions autrefois le clair de lune teintant d’argent les eaux soyeuses du Bosphore, nous observerons les fumées bleuâtres s’élevant des cadavres qu’il faudra brûler à toute hâte, faute de pouvoir les enterrer [et] le spectacle des ténèbres illuminées par les flammes. (…) et des rougeoiements couleur de sang… " (KK p.33-36)
DEUXIEME PARTIE
Pourquoi noir et blanc ?
Malgré ces rougeoiements de fin du monde et les couleurs que le Bosphore semble être le seul lieu à avoir conservées, les teintes dominantes dans l’Istanbul de Pamuk sont le noir et blanc.
Le Bosphore est impuissant à faire oublier les traces d’une civilisation somptueuse désormais disparue.
La tristesse domine, et avec elle, ces deux teintes, qui évoquent à la fois une atmosphère plombée et le temps du passé.
On retrouve ici cette façon qu’a l’auteur d’utiliser des dichotomies Orient/Occident – différence/similitude – société/individu – fiction/réalité – Le Bosphore lui-même est divisé en deux, une moitié en Asie, l’autre en Europe, c’est ici que les eaux Noire et de la Marmara se mélangent.
Pamuk tire ce fil tout le long du roman. Télévision noir et blanc, cinéma, journaux, paysages urbains, tout est noir et blanc.
Ce contraste se retrouve dans l’image de la nuit et de la neige qui amènent avec les couleurs du noir et du blanc une certaine façon peut-être de simplifier le chaos et un voile de poésie.
I / Nuit et neige
Couple de petits vieux dans une vieille rue aux lumières falotes
Cette photo d’Ara Güler reflète bien le sentiment " noir et blanc vespéral " qui est constitutif d’Istanbul pour Pamuk.
On voit la fusion des maisons en bois et des immeubles en béton dans les rues secondaires désertes, la lumière falote des lampadaires, les pavés qu’il aimait à voir dans les films noir et blanc parce qu’ils lui rappellent les rues de son enfance… (Pamuk les a vus à l’écran et dans la rue : petites équipes de tournage qu’il rencontre notamment à Cihangir, proximité de Yesilçam, grosse industrie cinématographique turque…)
On voit les silhouettes qui se fondent dans le paysage, la pénombre du soir d’hiver, qui descend sur la ville " comme un poème " dit Pamuk, l’atmosphère de faubourg désert…
Pour lui, les vieilles maisons en bois à l’était de ruine ont une teinte propre à Istanbul, une teinte et une texture spéciale, une nuance obscure faite de blanc et de noir mêlés "effroyablement belle ".
De la même façon, la ville sous la neige lui paraît " infiniment plus belle ". Il règne alors une atmosphère particulière, les routes sont coupées…
Même encore aujourd’hui, alors qu’il neige quasiment chaque année, tout est bloqué, les gens et les autorités ont l’air de tomber des nues. Ca ne dure pas longtemps, mais c’est impressionnant.
Pamuk relate même un événement météorologique extraordinaire resté longtemps dans les mémoires des Stambouliotes : l’entrée dans le Bosphore de blocs de glace en provenance du Danube par la mer Noire.
Ce qui était déjà arrivé pendant l’hiver 1621, sous Osman II, où toute la Corne d’Or ainsi qu’une partie du Bosphore avaient gelé, comme l’auteur l’apprend dans l’encyclopédie d’Istanbul.
Pendant les jours neigeux, les gens, la ville se replient sur eux-mêmes. La ville s’enfouissait en elle-même, se recouvrait d’une atmosphère trouble et pesante qui l’imprégnait de poésie.
Les jours neigeux, " Istanbul se rapprochait un peu plus des anciens jours sortis de légende " dit Pamuk.
Silhouettes sombres sur le pont de Galata enneigé
La légende ramène bien sûr aux jours anciens. Depuis 150 ans, un sentiment de défaite et de perte s’est abattu pesamment sur la ville, la pauvreté et les signes de l’effondrement se perçoivent en toute chose, des paysages noir et blanc, jusque dans la tenue des Stambouliotes, qui semblent se fondre dans le paysage comme des silhouettes fanées, grises et fantomatiques.
Il y a aussi " les matins de brouillard et de fumée mêlés, les nuits de pluie et de vent, la pollution de l’air, les tuyaux de poêle braqués des maisons vers rues comme des bouches de canons crachant une sale fumée de charbon, (…) l’inquiétude des gens rentrant chez eux dans la neige et la boue des soirs d’hiver, (…) tout cela me renvoie à ce sentiment noir et blanc qui me travaille comme un triste bonheur ".
Depuis la Première Guerre mondiale, le thème de la pauvreté et de la mort colle à la peau d’Istanbul : le sentiment qu’elle décline, se délite, corrompue, et moribonde apparaît dans beaucoup de récits. D’un côté il y a la perte, les vestiges délabrés, et de l’autre, une excroissance, l’industrialisation, la surpopulation.
II / Jours de légendes : découverte d’Istanbul par les yeux des autres
La neige comme la nuit confèrent à la ville une atmosphère de légende, en masquant la réalité de sa pauvreté et en dissimulant aux regards des occidentaux les lézardes d’un passé déchu. La Nuit, c’est aussi les anciennes nuits du ramadan, qu’il lit dans les souvenirs d’auteurs turcs ou des voyageurs européens (Nerval avait choisi cette période pour venir à Istanbul) et pour lesquelles, enfant, il ressent de la nostalgie…
Le noir et blanc évoque aussi l’atmosphère des films noirs. La nuit est propice au mal, aux crimes que Pamuk lisait avec plaisir dans les journaux.
Cette magie des ténèbres, il la découvre notamment dans ce drôle d’ouvrage, l’Encyclopédie d’Istanbul, qu’il retrouve dans la bibliothèque de sa grand-mère et auquel il consacre un grand chapitre dans son livre.
1. Encyclopédie d’Istanbul
Les choses bizarres et étranges de notre histoire
Le terme d’encyclopédie prête à sourire car le côté scientifique est plutôt discutable. C'est un ouvrage d’abord constitué de tous les suppléments de quatre feuillets parus dans le journal Cumhuriyet en 1954, à la rubrique " choses étranges et curieuses de notre histoire " et rassemblés par la suite en un volume.
Il rapporte des faits insolites, étranges et terrifiants, et reflète à merveille l’étrangeté, la complexité, l’anarchie et la bizarrerie d’Istanbul, divisé entre modernité et civilisation ottomane.
Certains articles portent sur les méthodes de torture et d’exécution en cours à Istanbul. Pamuk prend plaisir à voir le passé d’Istanbul à travers ce genre de sentiment morbide qui suscite l’horreur. C’était aussi le plaisir de voir de loin la bizarrerie de ces Ottomans que la République se félicitait d’avoir laissés derrière elle, pour une civilisation plus " rationnelle et scientifique ".
Cet ouvrage est l’œuvre de l’historien populaire Resat Ekrem Koçu, l’un des écrivains stambouliotes que Pamuk appelle les quatre hommes tristes et solitaires, et qui ont contribué à développer un imaginaire d’Istanbul au début du 20ème siècle et qui seront redécouverts dans les années 80.
Pamuk instaure un dialogue permanent avec leurs œuvres dans son livre.
Cette encyclopédie, qui est devenue un livre culte pour certains bibliophiles de la génération de Pamuk, propose au lectorat populaire un mélange inédit de récits insolites, de faits curieux, d’histoire et de connaissances encyclopédiques illustrés de dessins en noir et blanc.
Ces dessins, ces gravures en noir et blanc ont aussi contribué à former la vision en noir et blanc de la ville chez Pamuk.
Il souligne qu’il n’y a presque pas de peintres ottomans qui aient témoigné de la vie quotidienne à Istanbul. La ville dans les miniatures a surtout été peinte comme un théâtre de parades et de revues officielles.
C’est la raison pour laquelle la représentation de l’histoire d’Istanbul dans la presse stambouliote s’est d’abord opérée par la mise en avant de ses aspects insolites, de ses bizarreries dont raffolaient les écrivains occidentaux.
Quand on eu besoin de paysages de l’Istanbul d’autrefois pour des journaux, des revues ou des livres d’école, on a utilisé les gravures des voyageurs et dessinateurs occidentaux, souvent tirées en noir et blanc. (Les assez nombreuses photos et cartes postales avaient été achetées à un prix élevé par des collectionneurs amateurs).
Les Stambouliotes n’ont même pas eu le plaisir de voir avec ces couleurs leur propre passé heureux à cause de questions techniques.
2. Melling (Antoine-Ignace)
Tour Galata et vue sur le Bosphore
L’une des rares visions du passé merveilleux et heureux d’Istanbul, Pamuk la trouve dans les gravures de Melling. Cet artiste a passé 18 ans en Turquie et a fait un livre de 48 grandes gravures, qui donnent une vision topographique et fidèle des lieux à la fin du 18ème siècle.
Pamuk est touché par sa minutieuse fidélité à la réalité et sa précision dans les détails, " il nous procure ce sentiment de vérité que la raison cherche éperdument pour pouvoir contempler dans la sérénité les beautés du Bosphore d’Istanbul ". Effectivement, contrairement aux gravures à l’atmosphère dramatique de Piranèse, l’architecture ici n’écrase jamais l’homme.
Les collines dépeuplées que l’on voit à l’arrière-plan sont désormais couvertes de bâtisses.
Et chez Melling, Pamuk découvre aussi que les lieux qu’il a depuis son plus jeune âge assimilés comme le centre du monde, cent ans avant sa naissance, n’existaient pas. Et cette découverte provoque chez lui une aussi grande douleur que celle éprouvée par ceux qui contemplent les ruines de leur ancienne demeure emportée par les flammes.
Pamuk se sent également proche de Melling parce que dans ses tableaux qui s’étalent à l’horizontale, malgré une précision de topographe qui rappelle la minutie des miniaturistes, les dessins éveillent en lui le sentiment qu’Istanbul est sans centre ni fin " à la manière d’un conte d’enfance ".
" Je ressentais la même chose, enfant, lorsque je me promenais au bord du Bosphore, une anse maritime succédant à une autre, ou lorsque je découvrais, à chaque sinuosité de la route littorale, que le paysage changeait sans arrêt en fonction des différents points de vue. "
Les dessins de Melling sont à peu près le seul témoignage visuel authentique sur ce monde révolu. Ce qui est à la fois une tristesse et une consolation.
3. Pamuk se prend pour Utrillo ou Pissaro
A partir de quinze ans, Pamuk se met à peindre avec passion des vues de la ville. Il fait des photos de la ville et une fois chez lui, il en fait des peintures. Entre 7 ans et 22 ans, il voulait être peintre. Il aimait s’identifier à Pissarro, ou à Utrillo !
On voit ici Pamuk dans l’appartement de Cihangir, qui offrait à travers les immeubles des vues sur le Bosphore, la tour de Léandre, les faubourgs de Findikli et d’Üsküdar. Il peint des représentations, à la manière de Dufy ou Matisse et généralement des peintres turcs impressionnistes.
Sur les traces des grands peintres, il se questionne sur ce qui fait la beauté de la ville.
Il découvre alors les textes des grands écrivains français du 19ème siècle, en particulier Baudelaire, Flaubert, Nerval, et Gautier, qui sont venus à Istanbul et ont énormément écrit sur la ville. Et leurs écrits ont ensuite influencé les écrivains turcs qui allaient développer une image turque de la ville.
De la même façon qu’il s’identifie à Utrillo pour peindre les paysages de la ville, il s’est formé au contact des écrivains occidentaux qui avaient écrit sur la ville avant lui.
Il souligne que les voyageurs occidentaux lui ont appris plus de choses au sujet des anciens paysages d’Istanbul et de son quotidien que les écrivains stambouliotes qui ne prêtaient aucune attention à leur ville.
Et c’est en lisant ces écrivains qu’il a compris que l’écriture était une certaine manière de peindre.
Voilà une image qui nous ramène à la peinture, à l’impressionnisme d’un Turner ou d’un Monet. Entre les couleurs tranchées du noir et blanc, il y a le gris des fumées, qui atténuent la netteté des lignes, soulignent la tristesse et amènent un flou qui rappelle l’image de la buée sur la vitre. La buée comme la fumée voilent le réel.
Ces émanations vaporeuses ont quelque chose à voir avec les souvenirs, et les propos qui ont été tenus par d’autres sur une réalité qui n’est plus.
Il existe un temps du passé en turc, et qui n’existe que dans cette langue, ou d’autres langues ouralo-altaïques, un temps du discours rapporté pour raconter des choses dont on n’a pas été directement témoin, pour raconter les rêves et les contes. C’est ce temps que Pamuk aurait voulu utiliser pour son récit.
Ces fumées soulignent aussi la tristesse et la mélancolie aussi bien de la ville que de l’auteur, qui, parce qu’il voulait être peintre, a perdu son premier amour. Ce grand amour perdu, en turc se dit kara sevda. l’amour noir. Qui nous ramène à ce sentiment de hüzün dont parle si bien Pamuk.
Homme seul de dos dans une rue à la nuit
Dans le processus où ce désir d’être peintre s’est transformé en désir de devenir écrivain, les rues d’Istanbul ont fini par prendre la place du monde parallèle de l’imaginaire de Pamuk.
A cette époque, Pamuk bouillonne, il veut faire quelque chose de toutes ses impressions. Cette passion se transformera parfois en colère qui le pousse à courir dans l’obscurité de la nuit…
" Pendant ces marches qui duraient parfois des heures, tandis que je m’acheminais là où me portaient mes jambes, je regardais les vitrines, les restaurants, les cafés plongés dans une semi pénombre, les ponts, les devantures de cinéma, les affiches, les inscriptions, la crasse, la boue, les gouttes de pluie tombant dans les flaques noires sur les trottoirs, les néons, les phares de voiture, les poubelles renversées par les chiens toujours en bandes, et lorsque je me retrouvais dans la rue la plus étroite et la plus triste du quartier le plus éloigné, l’envie subite de rentrer en courant à la maison et d’écrire quelque chose pour fixer ces images, cette âme obscure, ce désordre chaotique, cet aspect mystérieux et fourbu de la ville s’emparait de moi.
C’était quelque chose de comparable à l’envie irrépressible de dessiner qui me prenait à une période lorsque je sentais en moi le frémissement d’un sentiment fait de bonheur, de joie et d’ardeur, mais je ne savais pas ce que je ferais exactement. "
Il essaie de capter l’alchimie des rues, l'alchimie des langues.
En s’enfonçant dans les rues, il s’enfonce aussi dans l’histoire et refait un peu, à sa manière, le chemin des écrivains qui ont parlé d’Istanbul avant lui, notamment de ces écrivains phares de la littérature turque du début du 20ème siècle : Ahmed Hamdi Tanpinar et Yahya Kemal.
Il se rend compte que cette ville n’est pas seulement la sienne et cherche sa voix(e) à travers celle des autres.
TROISIEME PARTIE
Mélancolie des ruines et constitution d’un imaginaire turc
I / Poésie des ruines et pittoresque : les coulisses d’Istanbul
A force d’observer la ville en faisant de la peinture ou à travers ses lectures, Pamuk apprend à changer de point de vue, à lire la ville avec le regard d’un étranger.
Ce qui est une condition pour en apercevoir la beauté. Car les habitants des quartiers miséreux ont davantage un sentiment de pauvreté, d’impuissance et de prostration que de beauté devant les décombres, les vestiges qui les entourent.
Les meilleurs observateurs de la ville ont été les voyageurs étrangers, plus sensibles aux vues exotiques et pittoresques.
Les observations des Occidentaux sur sa ville ont d’une certaine manière offert à Pamuk le plaisir de trouver son propre passé exotique, et ces observations lui apparaissent par moment comme ses propres souvenirs.
Le fait d’avoir un pied dans une culture et un pied dans un autre monde permet ce double regard. En l’absence du regard des Occidentaux, il dit qu’il est son propre Occidental, et ce regard, à la fois subi et porté en soi génère l’impression de n’être ni complètement d’ici ni complètement d’ailleurs.
Linge étendu près du Grand Bazar face à la colline de Galata
Cette photo illustre bien ce thème. Deux mondes se font face. La ville a souvent été dédoublée : " Le vieux Stamboul " opposé à " L’immonde Péra " comme chez Pierre Lotipar exemple. Ce qui était moderne et occidental était vu par certains comme décadent par rapport à ce qui était turc, musulman et oriental, dans le sens traditionnel du terme.
Ahmed Hamdi Tanpinar et Yahya Kemal, qui ont œuvré à élaborer une image turque d’Istanbul, habitaient dans les quartiers occidentalisés de Péra et de Beyoglu, et même s’ils faisaient l’éloge de l’Istanbul miséreux et lointain, et s’inquiétaient de voir disparaître cette culture authentique sous l’effet de l’occidentalisation, ils n’auraient certainement pas habité dans des masures...
Ce n’est que dans les lieux auxquels ils étaient étrangers, dans les faubourgs pauvres et éloignés, que ces deux écrivains ont pu découvrir la beauté de la ville.
Pamuk, issu de quartiers riches et occidentalisés, est un peu dans la même position. Lui aussi est isolé dans son milieu.
La beauté d’Istanbul, les écrivains dont parle Pamuk vont la trouver dans l’environnement chaotique et délabré, dans les vestiges d’un passé tombé en ruine, dans les coulisses de la ville.
Dans son voyage en Orient, Nerval dit quelque chose qui sera repris par beaucoup de voyageurs occidentaux à propos d’Istanbul : " Si son aspect extérieur est le plus beau du monde, on peut critiquer (…) la pauvreté de certains quartiers et la malpropreté de beaucoup d’autres ", et il compare la ville à un décor de théâtre qu’il faut regarder de loin sans en visiter les coulisses.
Un autre grand auteur français, Théophile Gautier, va pénétrer dans les coulisses de la ville et s’aventurer dans les faubourgs délabrés, dans les rues sales et obscures. Il est le premier à faire sentir au lecteur que l’Istanbul miséreux et désolé a autant d’importance que les images touristiques. Tanpinar a beaucoup appris de la langue et de l’acuité visuelle de Gautier. Il découvre à son tour que l’environnement sale et chaotique est beau et mélancolique.
En se référant à ces auteurs, Pamuk semble vouloir démontrer et justifier son parti pris esthétique.
Hommes devant des murailles byzantines
Entre les deux guerres, dans le sillage Nerval et Gautier dont ils connaissaient très bien les œuvres et qu’ils admiraient, Tanpinar et Yahya Kemal ont commencé à se rendre dans ces quartiers près des remparts.
Tanpinar évoque longuement les endroits dévastés par les incendies, les monuments en ruine et les vestiges des remparts. Ces images saisissantes leur permettaient sans doute de mieux saisir la mélancolie de tout ce qu’ils avaient perdu avec la chute de l’empire ottoman.
Tous ces lieux, Pamuk les a beaucoup vus et arpentés dans sa jeunesse.
Si cet Istanbul miséreux des quartiers excentrés est une source de paysages littéraires, il montre aussi que la Turquie et Istanbul sont un coin pauvre et retiré, une banlieue du monde.
Pamuk dit qu’il a toujours eu l’impression d’avoir vécu dans une grosse bourgade indigente de province et non dans une capitale culturelle mondiale.
II / L’imaginaire turc d’Istanbul
Cette mélancolie des ruines a nourri le romantisme de Nerval ou Gautier. Mais pour les deux écrivains turcs dont parle Pamuk, l’enjeu était différent.
Ce que Tanpinar et Yahya Kemal cherchent dans les faubourgs, ce qu’ils veulent découvrir dans les décombres d’Istanbul, c’était tout ce qui faisait l’identité turque.
Entre la venue des deux écrivains français à Istanbul et les promenades dans ces mêmes quartiers de Yahya Kemal et de Tanpinar, il s’est écoulé 70 ans.
Entre-temps, l’Empire ottoman a perdu tous ses territoires dans les Balkans et au Moyen-Orient, il s’est appauvri, après l’armistice de Moudros en 1918 Istanbul est occupé par les troupes alliées. Les projets de mainmise sur les anciens territoires du sultan vont bon train…
Pendant ces 70 ans, l’Europe et l’Occident ont connu un grand essor technologique et matériel, mais Istanbul s’enfonce dans la pauvreté, perd sa puissance et son rayonnement mondial.
Femme voilée devant une façade en bois
Le but de Tanpinar et de Yahya Kemal était en quelque sorte politique : ils voulaient montrer que le peuple turc était encore vivant même si le grand Empire ottoman s’était effondré.
Ils sont en quête d’images esthétiques qui rassemblent dans une même tristesse les habitants de la ville, l’ancien, le délabré et le passé, qui est l’image la mieux à même de décrire l’aspect traditionnel, intact et resté en dehors de l’influence de l’Occident.
Mais ils avaient besoin pour l’exprimer d’une beauté qu’on ne trouvait pas dans le discours des idéologues de l’Etat turc nationaliste. On avait besoin d’une beauté empreinte de tristesse, qui mette l’accent sur la population musulmane vaincue, écrasée et pauvre d’Istanbul, et qui démontre que cette population subsistait, sans n’avoir rien perdu de son identité.
Tanpinar est francophone, il connaît bien la culture occidentale et la culture ottomane, il est historien. Il cherche à se réapproprier l’histoire ottomane, son passé pour reconstruire une identité nationale, non en faisant table rase du passé mais en l’utilisant.
Yahya Kemal avait passé dix ans à Paris au contact de la poésie et de la littérature française, et il savait que le nationalisme turc ne pourrait exister qu’à la condition de penser " comme un Occidental ", et de le " sublimer " avec une représentation adaptée et inspirée de l’Occident.
Pamuk fait la même chose, l’histoire culturelle de son pays le pousse au même grand écart entre deux mondes, mais l’enjeu pour lui n’est plus de contribuer à élaborer une identité nationale mais une identité à lui. A travers le passé de la ville, il revisite et se réapproprie son propre passé. Il reprend tout ça à son compte, pour répondre aux exigences de son deuxième monde, en le sublimant par la littérature.
Le contexte historique du début du 20ème siècle a fait d’Istanbul une capitale de la douleur. Les images esthétiques, nationales, mélancoliques et pittoresques découvertes par Yahya Kemal et Tanpinar ont élaboré une image d’Istanbul qui sera adoptée par l’imaginaire collectif stambouliote, puis développée et généralisée, notamment par le cinéma.
Au moment où elle est détrônée de son rang de capitale politique, la ville d’Istanbul redevient la capitale des rêves et de la culture.
Parallèlement à l’élaboration d’une prose moderne turque – ce qui ne fut pas une mince affaire dans un pays sans tradition réaliste dans le domaine romanesque – se met en place le mythe d’une grande ville trépidante, lieu d’élection d’histoires et de questionnements.
Si Pamuk parle autant de ces deux auteurs qui ont été redécouverts dans les années 80, c’est pour rétablir une continuité avec un passé ottoman encore présent dans la ville et l’histoire et que l’idéologie officielle n’a pu complètement effacer.
III / Turquification : la ville perd ses couleurs
Avec l’occidentalisation, la ville perd tout ce qui faisait les délices de l’orientalisme : au fil des siècles, janissaires, marché aux esclaves, couvents de derviches, des costumes différents pour chaque peuple, du harem, de l’alphabet arabe… La République veille à effacer les traces de tout ce qui orientalise le pays.
Avec la " turquification ", cette ville qui additionnait la ville médiévale byzantine, la ville ottomane, turque et cosmopolite, perd ses couleurs.
Pamuk rappelle qu’au début du siècle dernier, la moitié de la population d’Istanbul n’était pas musulmane, et la majorité des non-musulmans étaient des Grecs qui tenaient nombre des boutiques de Beyoglu où il accompagnait sa mère pendant son enfance. Dans sa classe, un tiers des élèves était rum, juif ou arménien. D’un empire multinational, multiconfessionnel et multilingue, on passe à un Etat-nation fondé sur la seule identité turque, qu’un puissant mouvement nationaliste œuvrait à élaborer.
L’échange de populations en 1924 et la flambée de violence lors des émeutes anti-minoritaires des 6-7 septembre 1955 vont briser pour toujours l’ordre hérité des siècles ottomans.
Istiklâl jonchée de débris et voiture renversée
En 1955, un agent des services secrets turcs avait fait sauter la maison natale d’Atatürk à Salonique. Les journaux d’Istanbul avaient immédiatement publié une édition spéciale, et une foule hostile aux minorités non-musulmanes, encouragées en sous-main, s’est rassemblée sur la place de Taksim avant de se propager dans Beyoglu puis dans tout Istanbul, pour détruire, incendier et piller jusqu’au matin.
Pamuk raconte qu’il n’arriva rien à leur maison parce quelques jours auparavant, son frère aîné avait suspendu un de ces petits drapeaux turcs en tissu qu’il avait acheté dans la boutique d’Alaaddin.
Au cours des cinquante dernières années, on a vu le départ de beaucoup de minoritaires de l’ancienne ville franque et cosmopolite de Péra.
Seul le paysage urbain, avec ses églises, ses couvents, ses synagogues, ses écoles confessionnelles dans de si nombreux quartiers rappellent encore ce passé cosmopolite. Ce cosmopolitisme a été remplacé par la mosaïque culturelle anatolienne avec une émigration rurale massive.
Dans l’Istanbul noir et blanc de Pamuk, on retrouve la dichotomie qui traverse toute la ville, qui peut apparaître à la fois comme une chance et comme une déchirure.
A l’image du pays, Pamuk a été balloté dans sa jeunesse entre son attachement passionné à la ville d’Istanbul, à ses souvenirs, et la souffrance de voir que la ville n’était pas suffisamment moderne. Mais parallèlement, l’aspect qu’a pris la ville depuis les années 60-70, avec l’avancée du béton suscite chez lui à la fois tristesse et haine de ces rues chaotiques.
Il parle de ce sentiment d’étouffement qu’il éprouvait, notamment à cause de cet esprit de communauté qui régnait dans la ville, ce " nous " employé à tout bout de champ dans la langue. Comme les quatre écrivains tristes dont il parle, il s’est retrouvé lui aussi isolé et entre deux mondes.
Cette double nature est pour une chance pour Pamuk. " Regarder Istanbul avec les yeux d’un étranger est toujours un grand contentement et une habitude nécessaire face au sentiment communautaire et au nationalisme régnants " dit Pamuk.
Mais pour d’autres, une minorité, cette dualité est insupportable : elle se vit comme une schizophrénie. Pour certains, cette dualité revient même à une opposition entre espoir de démocratie et rejet de cette dernière.
" Mais je crois que la richesse et la profondeur de la culture turque dépendent, au contraire, de ce mélange entre deux civilisations, entre deux esprits : il accouche de tourmentes, mais au cœur des tourmentes, s’épanouit la véritable culture."
CONCLUSION
Dans cette dernière partie, on a vu comment l’imaginaire d’Istanbul s’est construit depuis la fin du 19ème siècle. Une image sombre où dominent la pauvreté et la tristesse.
Cette vision d’un Istanbul noir et blanc n’est pas propre seulement à Pamuk. Mais on y voit un net parti pris esthétique et son goût des polarités contradictoires. Depuis 1980, l’opposition Orient-Occident n’est plus de mise, sauf peut-être aux yeux de certains radicaux laïcs ou religieux. Les dimensions nationale, locale, internationales sont souvent imbriquées.
Chez Pamuk, on retrouve l’Istanbul souvent apparu entre une ville réelle et une ville rêvée.
Comme le dit Pamuk dans le Livre noir (p.263) : " Ce qu’il y vit lui apprit que la vie de cette ville était aussi réelle qu’un univers de rêve et confirma chez lui l’idée que l’univers n’est qu’un livre "
Maintenant que Pamuk est loin de sa ville, qu’il a quittée après avoir écrit ce livre, on peut se demander quel genre d’œuvre il va produire. Va-t-elle prendre une place nostalgique, écrivain de l’exil ?
" Il n’est d’autre centre de la ville que nous-mêmes ".
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