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Le féminisme américain

Le mardi 24 mai 2005

Par Claude FOHLEN
Professeur Emérite Université Paris Panthéon-Sorbonne 

Le 14 Janvier 2005, Larry Summers, Président de l’Université d’Harvard et ancien Ministre du Trésor de Bill Clinton, c’est-à-dire un personnage assez haut placé, jetait le trouble dans une partie de la société américaine au cours d’un colloque qu’il avait organisé à l’université d'Harvard, donc aux portes de Boston en Nouvelle-Angleterre, en affirmant que les femmes étaient inférieures aux hommes, au moins dans certaines disciplines officiées et, en particulier, en maths et en physique.

Suffragettes-small

La réaction immédiate fut qu’un certain nombre de femmes quittèrent la salle bruyamment. Plus important peut-être que cela, les journaux s’emparèrent immédiatement de ce qu’avait dit Larry Summers. Ils en firent une espèce de cause nationale qui commença par le Boston Globe, le grand journal de Nouvelle-Angleterre, continua dans le New York Times, un journal bien connu, se prolongea dans le Washington Post et dont on retrouve également les traces dans les grands magazines américains comme Time et Newsweekqui, sur deux ou trois semaines, consacrèrent des articles à ces propos incongrus d’un homme très connu.
Aussitôt, on rechercha des explications. En voici une : c’est que le cerveau de la femme pouvait être différent du cerveau des hommes, question biologique que je ne suis pas en phase de résoudre. Une autre explication, une explication socio-économique, c’est qu’au moment de leur plus grande créativité, c’est-à-dire entre 20 et 35 ans, les femmes faisaient des enfants et non pas des sciences. Hypothèse également à vérifier. Les femmes sont-elles plus créatives entre 20 et 35 ans ou après 35 ans ? On sait en tout cas que, pour les mathématiciens, le génie vient très tôt. Alors, est-ce que le génie viendrait plus tard pour les femmes ? Cette grande question est au centre du féminisme américain.

Quelques semaines plus tard, un autre petit scandale éclatait dans un domaine tout à fait différent. En effet, la société Hewlett Packard, société connue et prospère, congédiait sa Présidente Directrice Générale, Carly Fiorina, sous prétexte que les profits de la société n’avaient pas été assez élevés au cours de l’année précédente. La presse américaine s’empara également de cet autre exemple, causant de grands retentissements dans l’opinion. La seule femme, qui avait une position proéminente dans l’économie américaine, était congédiée.

Carly-Fiorina-small Carly Fiorina

Voilà ainsi quelques éléments qui montrent l’importance de cette question du féminisme dans la vie américaine, dans la société américaine. Ceci nous amène à une première réflexion : c’est que contrairement à la France et à d’autres pays, il est très difficile de trouver une femme américaine qui personnifie les États-Unis. En France, c’est très facile. Nous avons Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc personnifie la France. Toutes les villes, sauf peut-être Boulogne, ont une rue Jeanne d’Arc. Il y a des monuments Jeanne d’Arc, la journée Jeanne d’Arc qui, confusément, coïncide avec le 1er mai, Fête du Travail, mais ce n’est pas la même clientèle qui s’occupe de Jeanne d’Arc le 1er mai. Et finalement la France s’est ralliée à Marianne, dont le buste orne chaque mairie et la silhouette les timbres-poste.

Il y a une héroïne nationale dans presque chaque pays. Mais trouver une héroïne nationale aux États-Unis est difficile parce que l’héroïne nationale n’existe pas. De plus, l’héroïne américaine devrait être blanche.

Il y a sans doute de nombreuses femmes américaines de très grand mérite, qui pourraient être des héroïnes. Il y en a une au 19ème siècle, au moment de la révolution américaine, qui s’appelle Abigaïl Adams. Épouse du second Président des États-Unis, John Adams, c’était une femme absolument admirable, dont le geste le plus remarquable a été de donner naissance à un fils, John Quincy Adams, lequel a été, lui aussi, Président des États-Unis et un grand homme des États-Unis.

Abigail-Adams-small Abigaïl Adams

Il y a eu également les soeurs Grimke qui étaient des partisanes de l’abolition de l’esclavage. Pour le 20ème siècle, je citerai Eleanor Roosevelt qui a été la première First Lady ayant vraiment joué un rôle politique dans l’histoire américaine.

Il y aurait donc de quoi trouver une héroïne blanche américaine. Cependant, ne serait-il pas mieux de prendre plutôt une noire, ou, comme on dit maintenant, une Africaine-Américaine. Nous en en avons également quelques-unes que l’on a peu citées : il y a Coretta King, la veuve de Martin Luther King, qui est une femme tout à fait remarquable. Puis, il y en a peut-être une autre qui laissera sa trace dans l’Histoire, c’est Condoleezza Rice, actuellement Secrétaire d’État. Néanmoins, en ce qui la concerne, c’est peut-être un peu trop tôt. Attendons de voir ce qu’elle deviendra dans la mémoire américaine. Faut-il prendre, au contraire, une autochtone ? Je n’ai pas trouvé de nom, mais il y aurait certainement une autochtone. Contrairement à d’autres pays où il est facile de désigner une femme comme héroïne nationale, aux États-Unis c’est impossible étant donné la diversité de ce pays.

Coretta-King-small C-Rice-small

Coretta King et Condoleezza Rice

Il faut donc se rabattre sur l’Histoire et voir comment a évolué le féminisme américain. C’est que je vais essayer de faire brièvement, de la Révolution américaine jusqu’à nos jours, en deux phases essentielles qui correspondent à peu près à la coupure du siècle. Une première phase ira jusqu’en 1919, date très importante dans l’histoire du féminisme, et la seconde phase partira de 1919 à nos jours.
Mais, avant d’aborder donc cette étude du féminisme, il faut se reporter au texte fondamental de Tocqueville que l’on lit quand on s’occupe des États-Unis et, surtout au début du 19ème siècle. Il faut d’autant plus s’y reporter que, cette année, on fête le bicentenaire de la naissance de Tocqueville, né en 1805. Raison de plus pour lire Tocqueville et pour admirer le style de cet homme, dont la prose rappelle celle de Montesquieu et annonce celle du Général de Gaulle.

Tocqueville-small Tocqueville

Je cite souvent les deux livres de Tocqueville, puisque c’est un peu le bréviaire des américanistes "De la démocratie en Amérique", parus respectivement en 1835 et 1840. Il y a deux chapitres consacrés aux femmes américaines qui sont extrêmement intéressants parce qu’ils rendent compte de l’originalité de la situation de la femme dans la société américaine à notre point de départ, c’est-à-dire au début du 19ème siècle.

Je vais donc vous lire certains extraits. Il ne s’agit pas d’un texte continu mais d’extraits de ces deux chapitres de la démocratie en Amérique

« Il règne aux États-Unis une opinion publique inexorable qui renferme avec soin la femme dans le petit cercle des intérêts et les devoirs domestiques et lui défend d’en sortir. L’Amérique est le pays du monde où l’on a pris le soin le plus continuel de tracer aux deux sexes des lignes d’actions nettement séparées, et l’on a voulu que tous deux marchassent d’un pas égal, mais dans des chemins toujours différents. Vous ne voyez point d’Américaines diriger les affaires extérieures de la famille, conduire un négoce, ni pénétrer dans la sphère politique. … Les Américains ne croient pas que l’homme et la femme aient le droit et le devoir de faire les mêmes choses, mais ils montrent une même estime pour le rôle de chacun d’eux, et les considèrent comme des êtres dont la valeur est égale, quoique la destinée diffère… Quoiqu’aux États-Unis la femme ne sorte guère du cercle domestique et qu’elle y soit à certains égards fort dépendante, nulle part sa position ne m’a semblé plus haute. »

« Et si maintenant on me demandait à quoi je pense qu’il faille principalement attribuer la prospérité singulière et la force de croissance de ce peuple, je répondrais que c’est à la supériorité de ces femmes. Je n’ai pas remarqué que les Américaines considérassent l’autorité conjugale comme une usurpation de leurs droits, ni qu’elles crussent que ce fût s’abaisser que de s'y soumettre. Il m’a semblé, au contraire, qu’elles se faisaient une sorte de gloire de cet abandon de leur volonté, et qu’elles mettaient leur grandeur à se plier elles-mêmes au joug et non à s’y soustraire. C’est là du moins le sentiment qu’expriment les plus vertueuses. Les autres se taisent, et l’on n’entend point aux États-Unis d’épouses adultères réclamer bruyamment les droits de la femme en foulant au pied ses plus sacrés devoirs ».

Voilà donc quelques textes de Tocqueville qui montrent que la femme, au début du 19ème siècle est l’objet d’un très grand respect, mais qu’en même temps les domaines sont différents. Il y a un domaine qui est celui de l’homme, et un domaine qui est celui de la femme. C’est ce qui a frappé Tocqueville et il trouve que c’est une bonne organisation de la société qui explique en particulier la prospérité singulière et la forte croissance de ce peuple. Il y a donc vraiment une différence entre la vision de l’homme et la vision de la femme. Au passage, j’espère que vous aurez admiré les imparfaits du subjonctif extraordinaires, absolument extraordinaires de cet homme !
Telle est donc la situation au début du 19ème siècle. À partir de ces textes, nous allons pouvoir entamer justement une rétrovision du féminisme américain.

 

Une première phase correspond grosso modo au 19siècle jusqu’en 1919. Pourquoi 1919 ? Parce que c’est à ce moment-là qu’est voté un amendement extrêmement important. C’est le 19ème amendement à la Constitution américaine qui donne le droit de vote aux femmes, 
Au 19ème siècle, le féminisme américain c’est la lutte pour les droits politiques, et c’est autour de cette lutte, autour des droits politiques, que va s’organiser toute l’action féminine. Les premières manifestations d’un féminisme aux États-Unis sont précoces. On les trouve déjà dans les années 1830 et 1840 à une époque où, dans d’autres pays, la question ne se posait pas. Il est intéressant de voir que ces premières manifestations coïncident et se mêlent d’ailleurs au mouvement pour l’abolition de l’esclavage.

C’est dans le mouvement abolitionniste que se situent les débuts du mouvement féminisme aux États-Unis, et ce mouvement est caractérisé justement par l’action d’un certain nombre de femmes. Revenons aux sœurs Grimke, Sarah et Angelina, (d’ailleurs des femmes blanches), natives de Caroline du Sud, qui était l’un des États les plus esclavagistes à cette époque.

Soeurs-Grimke Les soeurs Grimke

Ces deux femmes ont lutté, ont fait des conférences dans le pays pour l’abolition de l’esclavage, et en même temps pour l’émancipation des femmes. Je vous rappelle également qu’un des grands noms de la lutte de l’époque est celui d’Harriet Beecher-Stowe, dont "La case de l’oncle Tom" paraît en 1852. "La Case de l’Oncle Tom" fut l’un des best sellers de l’époque, avant qu’on emploie cette expression. 
La différence est que les Grimke ont été directement mêlées au milieu abolitionniste parce qu’elles étaient sudistes, tandis qu'Harriet Beecher-Stowe était au contraire de Nouvelle-Angleterre d’une famille de pasteurs. Chez elle, c’est plutôt le côté religieux, et le point de vue un peu idéaliste, parce qu’Harriet Beecher-Stowe ne vivait pas dans un pays esclavagiste. Elle a tout de même édité ce roman qui a fait sa célébrité. C’est donc dans le courant abolitionniste que se situent ces débuts et la première manifestation du féminisme aux États-Unis est intéressante. Hasard de l’histoire, elle se situe en 1848 par une réunion qui se tient à Seneca Falls, les chutes de Seneca, dans le nord de l’État de New York.

Beecher-Stowe-small Harriet Beecher-Stowe

Cette réunion débouche sur une déclaration, "La déclaration des sentiments", modelée sur la Déclaration d’Indépendance. Cette « déclaration des sentiments » dénonce la tyrannie des hommes et réclame une absolue égalité pour les femmes à la fois dans le mariage, l’éducation, la religion l’emploi et la vie politique. Il s’agit donc de lutter pour l’égalité. Les femmes espéraient qu’à l’issue de la Guerre de Sécession, qui avait affranchi les Noirs, les 14ème et 15ème amendements incluraient également les femmes. Or, ces 14ème et 15ème amendements n’ont pratiquement pas touché au domaine féministe. Ils ont eu des applications dans le sens de l’égalité, mais non pas en ce qui concerne les sexes. Tout ceci se termine donc par une très grande déception parce que, après avoir lutté dans le sillage de l’abolition de l’esclavage, finalement ces femmes ne trouvent rien, ou plutôt n’obtiennent rien.

C’est dans la seconde moitié du 19ème siècle que le mouvement va réellement s’organiser. Il est dirigé, au moins à son départ, par deux femmes, Susan B. Anthony et Elizabeth Stanton.

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Elizabeth Stanton et Susan B.Anthony


Susan Anthony était une enseignante de l’État de New York qui a consacré toute sa vie, et sa vie a été longue puisqu’elle a vécu de 1820 à 1906, à la lutte pour l’égalité politique, c’est-à-dire pour le droit de vote. Son idée était qu’une fois que les femmes auraient obtenu le droit de vote, elles pourraient participer plus activement à la vie politique et sociale, que cela les affranchirait justement de la tutelle domestique et qu’elles pourraient prendre une part très active dans tout ce qui concerne la société.

L’autre représentante, Elizabeth Stanton, a eu un destin très différent. Tandis que Susan B. Anthony est restée célibataire toute sa vie, et a vraiment sacrifié toute sa vie, toute sa carrière, pour l’émancipation politique des femmes, en revanche Elizabeth Stanton était une mère de famille de sept enfants. Elle finit par rejoindre le mouvement féministe une fois que ses enfants furent sortis de l’enfance et qu’elle n’avait plus eu à s’en occuper. Elle rallia le mouvement par ressentiment justement contre son confinement domestique.
Ce sont donc deux voies tout à fait différentes, qui vont d’ailleurs rester différentes par la suite parce que, alors que Susan Anthony se consacrait au mouvement, Elizabeth Stanton écrivait des ouvrages. En particulier, elle a écrit un ouvrage paru en 1898 intitulé "La bible des femmes", dans lequel elle expose ses convictions personnelles au sujet de l’émancipation féminine.

Ce qui est important, c’est que ces deux femmes se sont retrouvées ensemble pour créer la première grande association féminine et féministe en même temps aux États-Unis qui s’appelait "L’association nationale pour le suffrage des femmes"Woman’s National Suffrage Association.

Cette association nationale a donc lutté dans la seconde moitié du siècle pour obtenir cette égalité. Elle s’est ensuite divisée en raison des divergences entre les deux principales leaders que je viens de nommer. Comme presque toujours, - nous le verrons dans l’autre mouvement - cette association s’est fractionnée et a mal terminé. Il y a eu néanmoins des relais, dont le principal a été ce qu’on appelle « Le mouvement des suffragettes », qui prend naissance au début du 20ème siècle et adopte des méthodes différentes. Ce sont les grands défilés, les manifestations publiques dans les rues, en particulier à Washington au pied du Capitole. Ce mouvement lutte donc directement pour obtenir ce suffrage, et il va finalement réussir puisque, au lendemain de la guerre, en 1919, le Congrès américain vote un amendement, le 19ème : « le droit de vote des citoyens des États-Unis ne sera pas refusé ou limité par un État quelconque à raison du sexe. »

Donc il s’agit bien de l’égalité politique. Les États-Unis seront l’un des premiers pays au monde à avoir donné le droit de vote aux femmes dès 1919. En France, il faudra attendre plus de trente ans et une nouvelle guerre pour avoir le suffrage féminin. Cet amendement, selon la procédure inscrite dans la Constitution, a été rapidement adopté par les États puisqu’il faut qu’après l’adoption par le Congrès, il y ait un vote des États. Ce dernier a été pratiquement acquis dans l’année qui suit et, dès 1920, les femmes ont le droit de vote.

C’est la fin d’une première période durant laquelle le mouvement féministe, après des divisions, a obtenu finalement satisfaction. Que va-t-il se passer une fois que les femmes ont obtenu le droit de vote ?

 

Nous entrons là dans cette seconde période qui est, en gros, le 20ème siècle. C’est d’abord une ère de déception parce que, contrairement à ce qu’attendaient les femmes, absolument rien ne va se passer. Les femmes vont voter, mais rien ne change. On ne voit de femmes ni dans la sphère politique, ni dans la sphère économique, ni dans la société civile. Il y a eu bien des changements au monde dans les années vingt, mais ces changements ne s’expliquent pas par l’obtention du droit de vote. C’est donc une satisfaction théorique. Cependant, du point de vue pratique, c’est une déception, qui va durer pratiquement jusque dans les années soixante. Toute la première moitié du 20ème siècle est donc une période relativement décevante pour ce qui concerne le mouvement féministe, bien qu’il y ait eu tout de même un certain nombre d’acquis.

Tout d’abord, dans les années vingt, le mouvement féministe va se concentrer sur un sujet très précis qui est la tempérance, c’est-à-dire la lutte contre l’alcoolisme. C’est une des constantes du mouvement féministe, car les femmes souffraient de l’alcoolisme de leurs époux ou de leurs compagnons, et que l’une de leurs revendications justement était la lutte contre l’abus de l’alcool. Peut-être ont-elles participé au fameux 18ème amendement, voté juste avant le 19ème, qui interdisait le transport et la consommation de liqueurs, y compris la bière, dans les États américains, et qui a été en vigueur jusqu’au début des années trente. 
Les Américains traversent alors une période sèche à laquelle ont contribué les femmes américaines et qu’elles vont défendre dans les années vingt, car c’est un moyen également de lutter contre une certaine forme d’immigration. Effectivement, l’immigration est liée à l'alcoolisme dans leur esprit, comme dans l’esprit de beaucoup d’Américains, encore maintenant d’ailleurs, sauf quand ils boivent, car les immigrés récents sont des buveurs d’alcool. Il s’agit d’abord des Irlandais qui sont les plus grands consommateurs de bière après les Belges, mais les Belges sont plus sages que les Irlandais. Puis viennent les Méditerranéens. Les Grecs, les Italiens, les Espagnols ont apporté le vin alors que la consommation du vin est interdite. Les femmes seront du côté de l’interdiction. Il y a enfin tous les immigrés de l’Europe orientale qui, eux, sont des buveurs de vodka, ce qui est un alcool encore pire que les autres. La lutte des femmes s’associe à ce mouvement pour la tempérance au cours des années vingt, mais finalement cela ne débouche pas non plus sur grand chose.

Un autre mouvement que l’on voit dans les années vingt annonce déjà la libération du mouvement du corps de la femme. C’est à cette époque que la mode va changer, et qu’on a abouti à un nouvel idéal féminin. Cet idéal est surtout un idéal vestimentaire. Les femmes s’habillent de façon plus légère. Elles abandonnent le corset, les grandes jupes, les vêtements lourds. Certaines abandonnent même le chapeau et luttent, non pas pour être plantureuses, mais, au contraire, pour être plus fines. Le cinéma joue un grand rôle dans cette transformation sociale favorisant les femmes qui demandent plus de liberté pour leur corps.

Il y a donc là un début de transformation qui n’a rien à voir avec l’obtention du droit de vote. Par ailleurs, il y a des déceptions dont la principale vient du rejet de la femme dans la vie économique. Les femmes avaient joué un grand rôle dans la guerre où elles remplaçaient les hommes dans les usines. Cependant, dès que les « Boys » sont revenus aux États-Unis, ils ont repris leur place dans les usines, dans les fermes, dans les bureaux. Les femmes américaines ne travaillent donc pas.

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C'est la grande différence avec l’Europe. Les femmes américaines sont généralement très rares à travailler. Une fois qu'elles sont mariées, elles sont confinées dans la vie domestique et ceci s’est accentué dans les années vingt et au début des années trente. Davantage encore dans les années trente puisqu’il y a eu la Grande Dépression, le chômage et que les femmes ont été les premières victimes du chômage. Il était plus normal aux yeux des Américains que ce soit les hommes qui travaillent que les femmes, confinées obligatoirement dans la vie domestique.

Il y aura néanmoins une éclaircie dans les années trente, au moment du New Deal. Pour la première fois, la cause des femmes apparaît dans les horizons politiques, elle apparaît, en grande partie grâce à cette femme que j’ai nommée tout à l’heure, Eleanor Roosevelt
Elle est la première, depuis un siècle et demi, à jouer un rôle politique très actif aux côtés de son mari et d’une façon tout à fait constructive. Eleanor Roosevelt, en effet, a pris cause et fait pour le mouvement féministe. Elle s’est impliquée dans ce combat féministe et va continuer à s’impliquer d’ailleurs après la guerre. Nous la retrouverons un peu plus tard. Elle a eu une action directe, en particulier dans les hautes sphères politiques, en faisant nommer des femmes à des postes importants. Il faut relever que la première ministre féminine se trouve dans le cabinet de Franklin Roosevelt de 1933 à 1945, c’est-à-dire pendant les douze années de la Présidence de Roosevelt, en la personne deFrances Perkins, Secrétaire au travail (Ministre du travail), qui a fait beaucoup pour la cause féminine.

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Mary McLeod Bethune

On peut également noter un effort du côté des femmes noires avec une autre femme, Mary McLeod Bethune. Elle s’est occupée de ce que l’on appelait le « Black Cabinet »le cabinet noir, qui n’est pas du tout ce que vous pensez. C'est la partie du gouvernement qui s’est principalement occupée de la jeunesse noire, Mary McLeod Bethune s’est occupée de trouver des emplois pour les jeunes noirs au cours de cette période de dépression où ils étaient particulièrement touchés. 

Il y a eu quelques avancées confirmées pendant la Seconde Guerre Mondiale, plus encore que pendant la Première. Les femmes ont travaillé dans les usines, en particulier dans les chantiers de construction navale, c’est-à-dire dans des occupations très dures. On en trouve également dans des usines métallurgiques. Elles ont joué un très grand rôle dans la production de guerre mais avec le même résultat. En effet, au lendemain de la guerre, elles se retrouvent rejetées dans la sphère domestique au moment du retour des G.I’s, et de la reprise du travail masculin dans les usines.

Il y a donc des moments de succès et des moments de stagnation dans cette évolution féministe.
Au lendemain de la Seconde Guerre, on peut dire que le mouvement féministe est vraiment dans une période de basses eaux. Il ne se passe rien de très important et je peux vous dire qu’étant allé aux États-Unis dans les années 50, pas longtemps après la guerre, j’ai été frappé par la condition des femmes américaines dans les classes moyennes. Elles étaient oisives et cherchaient à tuer le temps, à s’occuper.

Il y avait, à ce moment-là, une distorsion très sensible entre le progrès matériel énorme car, dans les années cinquante, les femmes américaines avaient déjà des cuisines très bien organisées dans lesquelles elles ne cuisaient pratiquement rien, puisqu’il y avait des machines. Il y avait toutes sortes de machines. L’une de mes découvertes, c’est le lave-vaisselle. Alors que moi j’aidais ma femme à laver la vaisselle, aux États-Unis, il y avait des lave-vaisselle dans presque tous les ménages de classe moyenne. Quand je suis revenu en France, je suis allé dans une succursale Arthur Martin et j’ai dit :" J’aimerais un lave-vaisselle". " Mais Monsieur, vous allez casser vos verres !". J'ai dit : "Non, je reviens d’Amérique. J’ai vu des lave-vaisselle et ça ne cassait pas les verres ».

Les Américaines avaient donc toutes les facilités matérielles, mais elles ne faisaient pas grand-chose. Elles allaient à des réunions de femmes, ce qu’on appelait le « Café Clatch ». Autour d’une tasse de café et d’un morceau de cake, elles discutaient pendant des heures et des heures. Il y avait donc une inactivité très frappante pour un Européen habitué à voir les femmes travailler à la cuisine ou ailleurs. Mais, aux États-Unis, ce n’était pas comme ça. Je dis bien dans les classes moyennes, parce que, dans les classes populaires, c’était très différent. Cependant, dans les années cinquante, les États-Unis étaient déjà un pays de classe moyenne.

Tout va changer dans les années soixante. Les années soixante et soixante-dix voient l’épanouissement d’un mouvement féministe original, puissant, nombreux. On a l’impression que ce mouvement féministe va déboucher sur une victoire totale des revendications féminines.
Pourquoi ce mouvement ? 
Il est dû à plusieurs raisons. D’abord, à une certaine influence du freudisme. Le freudisme a fait des ravages aux États-Unis, non seulement parmi les femmes, mais également parmi les hommes. Il est donc très difficile de vous dire quelle a été l’influence du freudisme. Cependant, aux États-Unis dans les années cinquante, on parlait constamment deFreud et l’on vous disait : « Si vous n’invoquez pas Freud, vous ne pouvez rien faire. » Néanmoins, personne ne savait au juste quels avaient été les écrits de Freud.

Toujours est-il que commence alors aux États-Unis l’expansion d’une littérature sexuelle dont on n’avait pas conscience ailleurs. Cela commence, en particulier, par la parution en 1948 de ce qu’on a appelé "Le rapport Kinsey", qui est le premier grand rapport justement sur les questions sexuelles dans le grand public. Jusque-là on parlait de sexe, mais c’était dans la sphère privée.

Kinsey-smallKinsey

C’est la première fois que cela se fait dans la sphère publique par le biais d’un ouvrage qui a eu un succès énorme. Il a d’ailleurs été traduit en France comme tant d’autres pays d’Europe. Il se produit donc une espèce de révolution sexuelle. 
Elle est marquée en même temps par le début de l’essor des études sur le sexe, ce que les Américains appellent les Gender Studiesles études de genre. Gender c’est plutôt le sexe, mais ce n’est pas tout à fait la même chose, alors je ne sais pas quelle est la nuance. Quoi qu’il en soit, ils appellent ça les Gender Studies, et elles vont apparaîtrent dans les universités américaines un peu plus tard. D’un autre côté, il y a un réveil de l’activisme chez les femmes, réveil marqué en particulier par la parution en 1963 d’un livre,"The Feminine Mystic", La mystique féminine, de Betty Friedan, qui va libérer les femmes.

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Betty Friedan était une mère de famille, née en 1921, diplômée d’un collège très réputé, le « Smith College ». Elle s’installe à New York, se marie, a trois enfants. Elle mène une vie de mère de famille, mais, en même temps, elle est journaliste « free lance ». Cela signifie qu’elle n’est pas affiliée à un journal, mais qu’elle écrit des articles qui paraissent dans les journaux. Elle est frappée par la condition des femmes américaines, et son livre "The Feminine Mystic" dénonce justement cette condition. Elle incite les femmes à sortir du cercle domestique où les hommes les avaient confinées, accusant psychologues, sociologues et disciples de Freud de les avoir volontairement exclues de la vie publique. 
C’est donc une mise en accusation de la condition sociale des femmes et, contrairement aux idées en cours, elle incite les femmes à exercer un métier. C’est par l’exercice d’un métier que la femme se libèrera. Ce n’est pas dans la sphère domestique qu’elle trouvera le bonheur. Elle le trouvera en partie dans son ménage, c’est-à-dire dans la sphère domestique, mais elle le trouvera surtout dans un épanouissement qui ne peut venir que de l’extérieur. La femme doit donc exercer un métier, faire des études. Elle doit, en même temps, mener sa vie familiale et sa vie professionnelle. C’est là une idée nouvelle dans la société américaine puisque, ainsi que nous l’avons vu, la tradition voulait que les femmes ne travaillent pas, en tout cas dans les classes moyennes. Ce livre a eu un très grand succès et a suscité des réactions immédiates parmi les femmes américaines.

J’ai recopié deux de ces réactions qui me semblent tout à fait intéressantes parce qu’elles sont contradictoires. Je vous lis la traduction.
« J’ai attrapé un mari, c’est pas mal à l’age de 19 ans, je l’ai épousé, à 20 ans, j’ai quitté l’école étant enceinte, et maintenant j’ai six enfants. Je suis la femme au foyer dans toute sa splendeur, dominatrice, épouse et mère, j’aime mes enfants, mais je les déteste en même temps, et il m’est arrivé de souhaiter leur mort ». 
C’est terrible, vraiment terrible, mais de l’autre côté, voici une femme essayant d’extraire plus de la vie.
« J’ai tout essayé à fortes doses, de l’alcool à la piété, de la frénésie sportive aux associations de parents d’élèves, j’ai parcouru toute la gamme des activités paroissiales, toutes choses qui ont rempli leurs fonctions pendant un certain temps jusqu’à ce que je me rende compte qu’il n’y avait d’avenir dans aucune d’elles ».

Voilà donc deux témoignages tout à fait extrêmes qui montrent ce besoin de la part des femmes américaines de s’accrocher à quelque chose.

S’accrocher à quelque chose, cela va être la création, non pas d’un parti, mais d’une organisation qui s’appelle "The National Organisation of Women", que l’on désigne généralement par les initiales NOW, et now, comme vous le savez, veut dire maintenant. L’acronyme NOW désigne donc une organisation, mais une organisation qui se veut active immédiatement. Ce mouvement apparaît en 1966, date tout à fait significative. Nous sommes en plein mouvement de contestation qui remue les États-Unis dans les années soixante. C’est le début de la contestation étudiante, et également la contestation noire, la contestation des Africains américains. C’est aussi la contestation des Indiens et des homosexuels. Ces mouvements s’inscrivent donc dans la grande contestation du milieu du siècle aux États-Unis, et NOW va coller à ce mouvement et en profiter.

Alors comment va-t-il agir ? 
Eh bien, il va agir d’abord par le recrutement de membres. NOW comportera plusieurs dizaines de milliers de membres de sexe féminin. Il va également agir par des pressions politiques qui coïncident précisément avec celles des autres minorités américaines. Les femmes ne sont pas une minorité. Comme vous le savez, elles sont une majorité. Il est commode de dire que ça coïncide avec le mouvement des minorités, et la pression va s’exercer jusqu’au niveau gouvernemental.

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Eleanor Roosevelt

Nous sommes à l’époque Kennedy, et Kennedy va prendre en compte ces revendications des femmes en créant une commission spéciale qui fait des propositions. Dans cette commission spéciale, nous retrouvons Eleanor Roosevelt qui a survécu plusieurs décennies à son mari, et est un des membres actifs de cette commission féminine gravitant autour de Kennedy. Ceci va aboutir à la loi sur les droits de 1964, loi qui donne des droits égaux à toutes les minorités, ce qui inclut les femmes. C’est écrit dans le texte, l’article interdisant toute discrimination sur la base de la race, du sexe, de la religion et de l’origine nationale. Donc, toute discrimination est interdite sur la base du sexe. Ceci est complété en 1965 par une loi qu’on appelle Legal opportunity Act, c’est-à-dire des chances légales pour tous. Elle interdit la discrimination dans l’emploi, et concerne également la race, la religion et le sexe. Donc en principe, légalement, à partir de 1965, les femmes ont droit à un accès égal dans les professions.

Voilà par conséquent comment se déroule ce mouvement et les succès qu’il accumule au cours de ces années. Néanmoins, ce succès est loin d’être total une fois encore car, s’il y a des progrès, ils sont tout à fait relatifs.
Je voudrais tout de même dire qu’il y a eu de grands progrès dans la réalisation d’une mixité qui n’existait pas avant. Cette mixité, on la voit d'abord dans l’enseignement. C'est à partir des années soixante et soixante-dix que les femmes sont plus nombreuses dans les collèges et les universités. C’est également à partir de cette époque, à des dates différentes, que les universités et les collèges, qui étaient unisexes jusque-là, acceptent la mixité. Aux États-Unis, c’est très différent de la France. Les sexes sont mêlés dans l’enseignement primaire et secondaire (c’est le cas actuellement, mais ce n’était pas le cas il y a trente ans), mais ils sont strictement séparés dans l’enseignement supérieur. 
Une des caractéristiques de la vie américaine est qu’il y avait des universités masculines et des universités féminines. À partir des années soixante – soixante dix, on voit une mixité, en particulier dans les vieilles universités de L’Ivy LeagueLa ligue du lierre. Ce sont les vieilles universités de la Côte Est qui étaient de loin les plus conservatrices et qui finissent par mélanger.
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Harvard

Le cas le plus célèbre est celui d’Harvard qui mélange les étudiants et les étudiantes de L’Ivy, qui se trouvaient de l’autre côté de la rue, à Radcliffe, mais qui, jusque-là, ne se retrouvaient que dans les beuveries du samedi soir. Ils se rencontrent maintenant dans des conditions plus normales. 

Il y a également des progrès dans l’emploi. Là encore, on peut dire que, dans l’Université, on voit des femmes admises dans des universités où jusque-là on n’admettait que des hommes. Vice-versa et réciproquement, on voit également plus de femmes accéder à certaines fonctions locales ou à certaines fonctions dans les États. Il y a des progrès, mais ils restent très lents car il y a une question en suspens : c’est que, légalement, les hommes et les femmes n’ont pas encore tout à fait les mêmes droits.

Il y avait eu dans les années vingt un projet qu’on avait appelé Equal Rights Amendment, ce qui veut dire amendement sur les droits égaux. On a abrégé en E.R.A, projet qui consistait à donner aux femmes les mêmes droits personnels. Je ne parle pas des droits politiques, je parle des droits personnels, en particulier en ce qui concerne les droits de propriété et de gestion.
En effet, jusque-là, les hommes et les femmes avaient des droits différents qui variaient selon les États. Il ne faut pas oublier que nous sommes dans un pays fédéral, et que la législation est différente d’un État à un autre. E.R.A. visait à donner l’égalité dans ce domaine très précis aux hommes et aux femmes dans tous les États. Un amendement avait été déposé dans les années vingt qui finalement n’a pas abouti, car on ne s’en est pas soucié. 
Le projet d’amendement est repris à la fin des années soixante, en partie sous l’influence du NOW, c’est-à-dire de l’organisation féminine, ainsi que le projet E.R.A, qui aurait été un amendement en plus à la constitution américaine. Vous voyez, cela va jusqu’aux origines des États-Unis. Cet amendement, s’il avait été adopté, aurait donc donné cette égalité complète. Or, on va assister à une lutte assez curieuse qui se soldera finalement par un échec. Le projet d’amendement est adopté par le congrès en 1972, mais pour être valide, comme je l’ai dit tout à l’heure pour le 19ème amendement, il doit être également voté par les trois quarts des États. Mais les États traînent des pieds. Certains États du Nord, tous les États de l’Ouest acceptent finalement cet amendement, mais un certain nombre d’États du Sud le refusent.
La lutte va durer dix ans de 1972 à 1982, au prix d’une petite astuce constitutionnelle. Normalement il aurait dû être adopté rapidement, mais on a exprès reporté le délai légal. Finalement, les femmes sont encore privées des droits personnels dans plusieurs États.

Parallèlement, l’autre revendication des femmes a porté sur la libre disposition de leurs corps, autrement dit des relations sexuelles et de la maternité. Depuis les origines, l’avortement était une pratique courante et tolérée, aussi bien chez les filles célibataires que chez les femmes mariées. Il faisait l’objet de publicité dans les journaux, où étaient vantés certains produits le favorisant, et les docteurs le pratiquaient couramment en début de grossesse. L’attitude changea vers le milieu du 19ème siècle, sous l’influence de l’American Medical Association (AMA), fondée en 1867. Le mouvement anti-avortement, conduit par un médecin de Boston, Horatio Storer, réussit à obtenir des États des lois l’interdisant, avec le but de rehausser le prestige et la qualité de la profession. Les femmes n’intervinrent jamais dans ce débat, avant tout politique et médical. Bien que ces lois fussent rarement appliquées, le résultat fut le recours à des pratiques non médicales et souvent dangereuses, dénoncées par les médecins.

La mentalité évolua rapidement au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, avec le phénomène du baby-boom. Il n’y avait plus lieu désormais de maintenir une législation désuète, puisque la population augmentait grâce à une grande fécondité. D’autre part, l’apparition de la pilule, dans les années 60, et son énorme succès généralisèrent la pratique de la contraception et donnèrent aux femmes l’initiative et le choix de leur grossesse, ce qui ne souleva guère d’opposition. Elles reprirent ainsi l’initiative dans ce domaine, en faisant de la libéralisation de l’avortement une de leurs revendications, au même titre que l’égalité des droits. Il faut tenir compte également de l’évolution sociale. Alors que lebaby-boom était le fait de femmes jeunes, de plus en plus d’entre elles faisant désormais des études supérieures et/ou exerçant un métier, elles repoussaient ainsi l’âge de la procréation.

L’opposition à la pratique de l’avortement vint à la fois du milieu médical, des sectes évangéliques, de l’Église catholique et des cercles néo-conservateurs, unanimes dans ce qu’ils considèrent comme un meurtre. Le clivage apparut entre les pro life, hostiles, et les pro choice, favorables. En raison de la structure fédérale, la décision appartenait non pas au Congrès mais aux États, sous l’injonction d’un arrêt de la Cour Suprême, qui, en 1973, se prononça dans l’arrêt Roe vs Wade, par lequel elle statuait que les femmes, au titre de leurs droits à la vie privée, pouvaient choisir de mettre fin à leur grossesse, à condition que le fœtus n’ait pas encore atteint le stade où il pouvait vivre hors de l’utérus, autrement dit les trois premiers mois. La Cour encourageait les États à modifier leur législation dans ce sens.

Le NY Times pouvait alors écrire : « La décision de la Cour, prise par 7 voix contre deux, allait sans doute mettre fin à une polémique publique qui semait la discorde et soulevait bien des émotions sur ce qui aurait dû être toujours une décision profondément personnelle et privée. »

Loin de calmer le jeu, l’arrêt de la Cour le relança, sans qu’il quitte l’actualité depuis lors. En effet, si les associations, qui se situaient dans la mouvance de NOW, considéraient l’arrêt de la Cour Suprême comme une grande victoire, dont il fallait exploiter toutes les virtualités en poussant les États à modifier leur législation, il n’en alla pas de même dans le camp adverse, qui ne l’accepta jamais. Des violences opposèrent, à l’extérieur comme à l’intérieur des cliniques pratiquant l’avortement, partisans et adversaires. Des médecins favorables furent menacés et même agressés. Le débat s’élargit au fur et à mesure des découvertes scientifiques concernant la procréation assistée, l’utilisation du sperme, les expériences sur les embryons et le clonage. Bref, le débat sur l’avortement avait ouvert la boîte de Pandore, bien au-delà du mouvement féministe, mais sans qu’on puisse l’en dissocier.

Face à ces résistances inattendues, le mouvement féministe éclata. Les plus extrémistes étaient tentées par la New Left, estimant indispensable de passer par le socialisme et le marxisme, seuls capables de libérer la femme, à une époque où cette New Left était investie de tous les espoirs pour changer la société. D’autres, modérées, une fois l’élan deNOW retombé, refusèrent l’option politique et abandonnèrent le combat. Enfin, les pro life, unis dans une même opposition à la liberté de l’avortement, rejoignirent les rangs des républicains proches des néo-conservateurs. La Conférence des Evêques réussit à mobiliser des millions de fidèles qui refusaient toute atteinte directe à la vie. En 1980, l’association fondée dans ce but se réclamait de plus de 11 millions de partisans. Ils étaient rejoints par les adhérents des diverses sectes fondamentalistes, pour qui l’atteinte à la vie était un crime.

Avec les progrès des néo-conservateurs, la pression ne cessa de s’exercer pour renverser la jurisprudence de la Cour Suprême. En 1976, un amendement à l’Arrêt de 1973 statua que les cliniques pratiquant l’avortement ne pourraient recevoir de fonds fédéraux et qu’était suspendue l’aide aux pays étrangers qui le reconnaissaient. Le Président Carteropposa son veto, en vain. Le débat continua pendant les années 80 et s’envenima. Quand la Cour Suprême se prononça à nouveau sur la question en 1989, des dizaines de milliers de manifestants des deux camps défilèrent dans les rues de Washington. Ce nouvel arrêt confirmait celui de 1973 et encourageait les États à prendre des mesures en vue de calmer les tensions, ce qui s’est révélé difficile dans la pratique.

La question de l’avortement et les autres sujets liés à la sexualité et à la procréation n’ont rien perdu de leur actualité. Elle divise les féministes, comme le monde politique, avec d’un côté la majorité des Républicains, et de l’autre celle des Démocrates ; les Présidents Reagan et Bush lui étaient hostiles, le Président Clinton, favorable. Mais dans chacun des deux partis, on trouve des opinions divergentes. Les pro life ont pâti des scandales qui ont affecté l’Eglise Catholique (nombreux cas d’homosexualité), mais profité de la montée du fondamentalisme. Les pro choice ont été déconsidérés par les fantaisies sexuelles de Clinton. Les deux camps se sont retrouvés face à face aux élections de 2004, où le thème de l’avortement et de la procréation l’a emporté sur celui de la Guerre d’Irak. Bush Jr. l’a abondamment utilisé contre son adversaire, avec l’appui ostensible de l’Eglise Catholique, qui a préféré un Président baptiste reborn et pro life à un Catholique pro choice.

Sous une forme ou une autre, le féminisme tient ainsi une place très importante dans la vie américaine. S’il a réussi à faire aboutir un certain nombre de ses revendications, il est loin d’avoir atteint tous ses objectifs. Il a connu des échecs qui ont brisé son unité, mais s’est installé au centre des débats actuels sur la liberté des mœurs et donc la liberté des femmes à disposer de leur corps, autrement dit de leur vie privée. Le débat s’est largement politisé dans les années récentes, comme le montre l’enjeu de la dernière campagne présidentielle. 

Après ses avancées spectaculaires dans les années 60 et 70, force est de constater que le féminisme américain est entré dans une phase d’hibernation, voire de repli, comme si la vieille Amérique puritaine faisait son retour sur le devant de la scène, en l’emportant sur l’Amérique progressiste. 
Pour combien de temps ? 
Nul ne le sait, mais l’histoire est coutumière de ces alternances.

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