La Pologne contemporaine : au crible de son évolution religieuse
le jeudi 22 janvier 2004
par Patrick MICHEL
Directeur de recherches au CNRS
Permettez-moi d’attirer d'entrée de jeu votre attention sur l’importance de la chronologie. Nous avons tendance en ce qui concerne la Pologne à fonctionner sur la base d’images, aussi bien celles d’ouvriers Polonais affichant, en 1980, l’icône de Notre Dame de Czestochowa aux grilles des chantiers navals de Gdansk, ou celles du Pape en Pologne avec des dizaines de milliers de personnes massées autour de lui. Si ces images ne sont pas dépourvues de signification, elles n’ont cependant pas vocation à épuiser l’ensemble de l’analyse que l’on peut faire du lien qui s’est progressivement construit entre religion, Église, société et politique en Pologne.
L’historicité est ici première. Ce qui suppose de bien comprendre que nous nous trouvons en présence d’un construit et non d’un acquis. En d’autres termes, le type de lien dont ces images portent témoignage n’est pas donné d’emblée, contrairement à certaines représentations stéréotypées que l’on peut avoir.
Au lendemain du Second conflit mondial, l’Église jouit en Pologne d’un très grand prestige du fait de son comportement pendant cette guerre contre les Nazis, et ce à la différence d’autresÉglises de la région, comme la Slovaquie voisine, qui s’était très largement compromise avec le régime hitlérien.
L’Église polonaise dispose d’un grand prestige mais il reste que son image, pour toute une partie de la société polonaise, notamment la gauche, reste assez largement négative.
Pour le socialiste Jerzy Zawieyski, le catholicisme s'assimilait à ce que la culture polonaise comptait de pire :
" à l'antisémitisme,au fascisme,à l'obscurantisme,au fanatisme,et à tous les phénomènes antiprogressistes et anticulturels ".
Une chronologie rapide permet de réaliser à quel point les images évoquées résultent d’une lente évolution.
En 1965-1966, l’Église polonaise célèbre le millénaire de la nation. C’est pour cette Église l’occasion de toute une série de manifestations visant à montrer la puissance de l’institution catholique dans un pays communiste et, également, à prendre date à divers niveaux face à ce régime. Une des déclarations les plus fortes de la célébration de cet anniversaire est l’envoi par l’épiscopat polonais à l’épiscopat allemand, d’une lettre qui a été l’un des plus grands coups diplomatiques de la seconde moitié du XXème siècle, si l’on juge de l’importance de la diplomatie dans ses conséquences à long terme, et qui se résume en quelques mots :
" Nous vous pardonnons et nous vous demandons de nous pardonner "
Cette lettre brillante pose l’Église polonaise en détenteur réel du sens de l’histoire polonaise, en garant des intérêts de la nation polonaise, de la vie du pays et naturellement, en véritable acteur de la vie internationale de la Pologne.
Ceci au grand dam du pouvoir qui ne pouvait pas tolérer que l’Église, (eut-il admis son existence comme il dû s'y résoudre à l’issue de " l’Octobre Polonais " de 1956 ) se pose en acteur diplomatique représentant les intérêts de la Pologne.
Aussi le Pouvoir a-t-il beau jeu d’en appeler à la société polonaise en déclarant - pour faire court :
" Les curés pardonnent, mais nous ne pardonnons pas et nous sommes sûrs que vous, Polonais de la rue, ne pardonnez pas non plus ".
À cette époque, la société polonaise est, sur ce point, beaucoup plus proche des positions du pouvoir que de celles de l’Église polonaise. Vingt ans après l’issue de la seconde guerre mondiale, peu nombreux sont les Polonais qui acceptent de pardonner aux Allemands. À la seconde partie de la formule - encore moins comprise par les Polonais - " nous vous demandons de nous pardonner ", le pouvoir peut aisément rétorquer : "Mais qu’avons-nous à nous faire pardonner par les Allemands ? ".
Cette initiative va déboucher sur une campagne extrêmement dure, le pouvoir bénéficiant d’un assez large soutien populaire. L’église ressort de ce conflit sinon affaiblie, du moins ébranlée par l’absence de soutien de la part de l’intelligentsia polonaise, dont on aurait pu imaginer qu’elle se solidariserait avec les positions défendues par l’Église.
Deux ans plus tard, en 1968, c’est au tour des intellectuels. Ce sont les mouvements étudiants. . Là encore, le pouvoir réagit brutalement, la répression est lourde, l’Église ne se solidarise pas avec les intellectuels, pas plus que les ouvriers et la société dans son ensemble.
La propagande du pouvoir est basée sur le thème :
" Nous avons tant fait pour nos jeunes, nous avons consenti à d’énormes sacrifices pour reconstruire une Pologne qui leur offre toutes les chances, et voilà le résultat !..Ce sont des gamins gâtés !... "
En 1966, l’Église est partie seule au combat.
En 1968, les intellectuels sont partis seuls au combat.
En 1970, c’est au tour des ouvriers de la côte balte de rentrer en conflit ouvert avec le pouvoir. La répression est aussi lourde. Ni l’Église, ni les intellectuels ne se solidarisent avec les ouvriers qui, assez largement, perdent la partie.
En l’espace de quelques années, les trois composantes qui, par la suite, vont constituer le mouvement national " SOLIDARITÉ ", sont allées au combat contre le pouvoir polonais. Elles ont plus ou moins perdu. Les ouvriers ont certes obtenu, avec le départ de GOMULKA et l’arrivée au pouvoir d’Edward GIEREK, la tête du secrétaire général du Parti Ouvrier Unifié Polonais. Mais ce n’est là qu’une victoire somme toute légère. Les trois composantes de ce qui deviendra SOLIDARITÉ ont affronté le pouvoir en ordre dispersé et ont perdu.
En 1976, après une hausse des prix alimentaires de 60%, de nouvelles révoltes ouvrières se produisent : grèves à Ursus le 25 juin, émeutes à Radom. Mais, cette fois, un comité de défense des ouvriers est immédiatement constitué par les intellectuels, comité qui sera appelé à jouer un rôle très important dans les années suivantes. Ce comité de défense, appuyé par l’Église, bénéficie de l’accueil de celle-ci.
On assiste à une lente convergence de ces trois composantes, mais vers quel type d'accord se dirigent-elles ? Il peut paraître choquant de déclarer qu’elles évoluent avec la mise en place d’une équivoque qu’il a été nécessaire d’entretenir pour rendre opératoire cette convergence.
Une explication est donc nécessaire : quel est au fond le déplacement majeur ? Qui va rendre possible la constitution d’une plateforme oppositionnelle au régime en place de type soviétique ? Le noyau dur de cette plateforme est la défense des Droits de l’Homme, que Vaclav HAVEL, dans le pays voisin, présentera comme le seul moyen de mener une lutte politique contre les réalités auxquelles sont confrontées tant la Tchécoslovaquie que la Pologne.
Cette défense des Droits de l’Homme supposait de la part de l’Église catholique un certain nombre d’évolutions et, notamment, le fait d’avoir à renoncer à une lecture où les Droits de l’Hommeconstituaient une machine de guerre lancée contre les Droits de Dieu.
Pendant très longtemps, les Droits de l’Homme renvoyaient à cette entreprise moderne, présentée comme insensée, de la construction d’un " monde sans Dieu ". La perception des Droits de l’Homme était ressentie comme une mise en cause, sur le mode majeur, de la défense des Droits de Dieu, principal devoir de l’Église catholique.
Le milieu des années 70 est un moment important, marqué par la conclusion de la Troisième corbeille des Accords d’Helsinki sur la libre circulation des hommes et des idées en Europe. L’Église Polonaise, par la voix de celui qui, deux ans plus tard, va devenir le pape Jean-Paul II, proclame de façon claire, nette et précise l’idée selon laquelle :
" Le premier devoir de l’Église en Pologne est de défendre les Droits de l’Homme. "
Sur la base d’une lecture remarquablement simple, la défense des Droits de l’Homme débouche inévitablement sur la défense des libertés religieuses.
Défendre les droits de l'Homme,c'est donc défendre les droits de Dieu.
Sur la base de ce déplacement, le rapprochement avec l’intelligentsia polonaise devient possible alors que, de son côté, cette dernière opère un mouvement parallèle. Nous avons là, à quelques mois d’intervalle, une interview du cardinal Karol WOJTYLA, par Jean-Marie Domenach, et de l’autre côté la publication du livre d'Adam Michnick, " L’Église et la gauche, le dialogue polonais ". Cette idée que, par un rapprochement de l’intelligentsia et de l’Église, les conditions de la mise en place d’une plateforme oppositionnelle de contestation pouvaient se créer, autour de la défense des Droits de l’Homme, constitue un formidable défi politique lancé au pouvoir.
" Nous ne faisons pas de politique, nous ne contestons en rien votre pouvoir. Vous avez le pouvoir, gardez-le ! La seule chose que nous vous demandons c’est de reconnaître et de vous conformer à la légalité que vous avez vous même acceptée et instituée "
En d’autres termes : " Il existe une légalité internationalement acceptée. Vous devez vous y tenir "
Nous retrouvons ici la logique de " l’ailleurs ". Si nous sommes dans une situation où le pouvoir n’a plus la possibilité de bouger les frontières de ce qu’il se permet ou de ce qu’il s’interdit au gré des circonstances, alors nous nous trouvons dans la situation où se structure, et ce de façon durable, un ailleurs. Si cet ailleurs existe, cela veut dire qu'il y a pluralité et que, à un moment ou à un autre, celle-ci devra être institutionnellement consacrée.
Nous parlions plus avant d’une équivoque. Celle-ci porte sur le contenu des Droits de l’Homme. Autant il reste évident qu’il était dans l’intérêt des différents protagonistes de se mettre d’accord, dans une perspective de contestation de la légitimité du pouvoir polonais, sur la défense de ce noyau dur que constituait les Droits de l’Homme, autant il n’était ni nécessaire ni urgent de s’interroger sur le type de contenu que chacun des interlocuteurs donnait à ces Droits de l’Homme.
En effet, il n’y avait aucun sens, au milieu des années soixante-dix, de questionner le Cardinal primat de Pologne et de lui demander : " Monsieur le Cardinal, quels seront, à votre avis, les Droits de l’Homme dans une Pologne qui se trouverait miraculeusement débarrassée du régime communiste ? ". Á l’époque, cette question était d’une irrationalité radicale.
L’existence de cette équivoque rend possible la constitution d’un front fictivement homogène de résistance anti-totalitaire qui a réuni Église, ouvriers et intellectuels ; mais cette équivoque resurgira centralement dés lors que ce qui la suscite, l’existence d’un régime de type soviétique, n’existe plus. Au moment où le régime se sera effondré, sera posée, de façon ouverte, la question du type de contenu que chacun des protagonistes affecte à ces Droits de l’Homme.
Mais n’anticipons pas. Nous sommes au milieu des années soixante-dix où, dans un contexte de mise en place d’un front fictivement homogène de résistance anti-totalitaire, va intervenir un événement majeur, l’élection en 1978 d’un cardinal d’origine polonaise au trône de Saint Pierre, et le premier voyage du Souverain Pontife, nouvellement élu, dans son pays natal.
Ce voyage en 1979, revêt une importance qu’on ne saurait minimiser au sens où cette visite va constituer un extraordinaire révélateur de l’existence d’une opinion polonaise qui ne se reconnaît pas dans le discours du pouvoir. La preuve en est que la seule présence de millions de Polonais sur le parcours du Pape, à cette occasion, est si massive que les cameramen de la télévision polonaise ont reçu la consigne stricte du pouvoir de ne jamais filmer la foule dans son ensemble, mais uniquement par petits bouts afin que, à aucun moment, les téléspectateurs n’aient une vue d’ensemble de la foule se pressant lors des manifestations organisées durant cette visite.
Ce premier voyage a joué un rôle déterminant, mettant en évidence l’état d’érosion de la légitimité du régime de type soviétique en Pologne.
Certains acteurs de cette période en sont immédiatement conscients, tel Zbigniew Bujak, qui sera l’un des leaders de Solidarité clandestine, dans les années 82-89. Bujak, arrivant sur la place des Victoires à Varsovie ce jour de 1979 où le Pape y célèbre la messe, et y voyant un million de personnes rassemblées, en conclut que le régime est fini.
Il importe, dès lors, d’accompagner au plus près le processus de sortie du communisme, et surtout, de faire en sorte que le processus engagé ne débouche pas sur une guerre civile et sur des suites sanglantes, le pays ayant déjà énormément souffert dans son histoire des divisions et des conflits.
Ceci permet de se rendre compte du rôle de l’Église, d’une Église qui se pose et qui est perçue comme étant l’opérateur central sur la scène polonaise depuis 1974, et jusqu’à l’émergence de Solidarnosc en 1981. C’est l’Âge d’or de l’Église polonaise ! La période pendant laquelle se construisent les images évoquées précédemment. C’est l’âge pendant lequel un système d’équations presque parfait se met en place :
Le Primat = le clergé = l’Église = la nation Polonaise.
L'équation est à ce point parfaite que le primat devient l'incarnation de la Nation Polonaise. Le primat Wyszynski est salué comme " l’homme qui ne peut pas mentir ". Il fait face à un autre système d’équations dans lequel le Parti Communiste Polonais renvoie à l’Union Soviétique, donc à l’étranger. Le sens véritable de l’histoire de la Nation Polonaise s’inscrit dans ce système d’équations contradictoires dans lequel l‘Église tient un rôle central. Cela ira au point que l’on verra émerger, dans la Pologne de ces années-là, un type sociologique nouveau, assez unique, celui dunon croyant pratiquant.
À l’époque, où s’est généralisé un peu partout le modèle du croyant non pratiquant, la Pologne invente l’inverse : quelqu’un qui ne croit pas et ne s’en cache pas, mais qui pratique, car la pratique religieuse devient le lieu de l’affirmation d’une position de contestation, de protestation à l’égard du Pouvoir. Cela donne lieu à une série de débats au sein d’une gauche polonaise souvent athée et qui se pose la question de savoir comment fonctionner dans une église pendant les célébrations. Doit-on se mettre à genoux avec les autres ou rester debout ? Que faut-il faire ? Comment doit-on s’adresser à un prêtre, à un cardinal ? Autant de questions concrètes formulées par des personnes qui ne se reconnaissent pas dans les croyances de l’Église catholique, mais qui pratiquent au même titre que les authentiques catholiques.
C’est au cours de cette période qu’est réactivé le stéréotype, Polonais = Catholique, même si catholique peut signifier non croyant.
" Je pratique donc je suis catholique. Certes je ne suis pas croyant donc je ne suis pas catholique, mais peu importe, je suis Polonais, donc catholique. "
Cette équation, Polonais = Catholique, s’oppose à l’équation, Communiste = Intérêts étrangers = Union Soviétique. Les choses sont pourtant plus complexes et plus nuancées que cela, et ces deux systèmes d ‘équations ne vont pouvoir fonctionner que pendant peu de temps, en réalité entre 1975 et 1981 au plus.
La proclamation de l’état de guerre, en décembre 1981, par le général JARUZELSKI, va avoir pour effet de confirmer l’Église dans le rôle central que l’émergence de Solidarité lui avait retiré. Il en ira ainsi jusqu’à la mise en évidence de l'épuisement des logiques sur lesquelles reposait le système polonais.
En 1989, on assiste à une transition pacifique : Tadeusz Mazowiecki devient le premier Premier ministre non communiste depuis la soviétisation de la Pologne.
En 1990, Lech WALESA est élu Président de la République de Pologne, une Pologne post-communiste. C'est la fin du système, très vite attestée par l’effondrement de l’U.R.S.S.
Revenons au stéréotype " Polonais = catholique ". Car, avec ce qui se passe après 1989, la fonction de la religion n’a pas été modifiée. Nous sommes toujours en présence d’un formidable indicateur de l’établissement, par la société polonaise, d’un rapport au pluriel, au pluralisme, à la pluralisation.
Ce stéréotype, Polonais = Catholique, se nourrit de toute une série de matériaux historiques : le baptême du roi MIESZKO, les guerres suédoises du XVII° siècle, l’intervention miraculeuse de la Vierge pour sauver le pays de l’invasion étrangère, le rôle du rappel du catholicisme comme marqueur identitaire du peuple polonais déchiré entre les grands empires voisins pendant la période dite des partages de la fin du XVIII° siècle, la renaissance d’une Pologne moderne après le traité de Versailles, à l’issue de la Grande Guerre, les discours du primat WYSZYNSKI à Czestochowa, tous les quinze août, pendant la période communiste.
Ce stéréotype était, pendant la période communiste, inclusif. C’est-à-dire :
" Si tu n’es pas communiste, alors tu es catholique, car catholique veut dire que tu es non communiste. "
Dés lors, des non croyants pouvaient pratiquer. Il s’agit là d’une équivoque qui fait écho à celle sur les Droits de l’Homme.
Le 15 août 1980, le cardinal Wyszynski prend la parole à Czestochowa. Il met en garde le peuple, alors qu’on est en pleines négociations sur les accords de Gdansk, qui doivent mettre fin aux grandes grèves ouvrières. Les ouvriers demandent un syndicat autonome et cela paraît impossible. Comment peut-il exister un syndicat dans un système de type communiste, un syndicat autonome et un parti politique se présentant comme celui des travailleurs ?
Il y a là risque de conflit où l'un des deux apparaîtrait ne pas représenter vraiment les travailleurs.
Dans cette situation tendue, le cardinal intervient et en gros voici ce qu’il déclare :
" Mes enfants, il faut savoir arrêter une grève. Vous jouez avec des intérêts européens dont vous n’avez pas idée de la complexité. Il y a des bruits de bottes aux frontières. Nous risquons de perdre les acquis si lentement accumulés. Donc attention ! Il y a des revendications auxquelles il faut savoir renoncer "
La parole du cardinal Wyszynski a une puissance considérable dans la société polonaise, à tel point que le pouvoir diffuse à la radio des extraits d'un discours qui va dans le sens de ce qu'il souhaite, c’est-à-dire la fin des grèves.
La réaction des ouvriers polonais est de considérer que le Pouvoir a trafiqué les propos du cardinal qui n’a pas pu dire cela. Ses propos doivent avoir été manipulés. La société se refuse à croire que ce qui est diffusé par la radio a été effectivement prononcé.
Il est possible de dégager la conclusion suivante : l’influence de l’Église était considérable, mais à condition que cette influence se déploie dans le sens de ce qui était attendu par les différentes composantes de la société polonaise.
L’ensemble de ces équivoques va ressortir centralement après 1989. Nous avons mentionné que s'était organisé un front fictivement homogène de résistance anti-totalitaire, sur la base d’un noyau dur se référant aux Droits de l’Homme, et n'entrant pas dans le contenu précis de ces Droits de l’Homme, ce qui pesait lourdement sur l’évolution ultérieure. Nulle surprise que, au lendemain de 1989, ce soient des questions étroitement liées à ce contenu qui constituent le lien à partir duquel se polarise une scène sociopolitique polonaise, privée de ce qui en constituait le principal repère, l’existence d’un parti communiste.
Cette polarisation va intervenir sur la base de prises de positions dans des débats qui portent sur l’avortement, le divorce, la mention de Dieu dans le préambule de la Constitution polonaise, le statut juridique de l’Église, le catéchisme à l’école.
Autant de questions importantes mais qui, au regard de l’immense tâche de reconstruction qui était celle d’une Pologne appelée à passer à la démocratie, à l’économie de marché, etc.… pouvaient apparaître comme dotées d’une urgence moindre que les autres chantiers. Or, c’est sur ces questions que se polarise à nouveau la scène polonaise et que se reconstituent des tensions organisatrices.
Dans l’après 1989, l’Église polonaise va avoir d’énormes difficultés à gérer son adaptation à un système nouveau, régi non plus par le combat contre la totalité, mais par la relation à la pluralité. Tout se passe comme si, dans cet âge d’or évoqué tout à l’heure, totalité contre totalité, l’Église s'était sentie beaucoup plus à l’aise sans réaliser que la totalité qu’elle incarnait pouvait constituer un instrument entre les mains des différentes composantes d’une société qui se servait de la totalité pour mettre en cause une autre forme de totalité, pour désigner, non pas sa préférence pour l’une ou pour l’autre, mais pour dire ce dont elle ne voulait plus, une totalité de référence.
Le passage à la pluralité va se révéler très compliqué pour l’Église polonaise parce qu’il l’affecte elle-même immédiatement et directement. Le paysage se pluralise, mais l’Église aussi. Le paysage catholique polonais se pluralise lui-même et, dés lors, il y a une grande fracture. Le clivage ne passe plus entre catholiques et non catholiques. Le clivage entre ouverture et fermeture, entre tenants d'une identité polonaise définie par des critères fermés ou au contraire par des critères ouverts, traverse le paysage catholique comme il traverse le paysage polonais dans son ensemble.
Nous évoquions le stéréotype polonais catholique. Nous allons le retrouver très opérationnel, mais, cette fois, non plus dans un sens inclusif mais dans un sens exclusif.
" Si tu n’es pas catholique, et catholique d’une certaine façon, alors tu n’es pas Polonais, et si tu n’es pas Polonais, quel est ton droit à participer au débat public ? Donc tu te tais !... "
Ce raisonnement ira très loin et très vite.
Dés 1990, Mazowiecki, issu de la petite noblesse polonaise, se verra taxé de juif. Or il n’y a plus de juifs en Pologne, mais on peut les produire, les inventer. Il sera taxé de juif sur un mode assez pervers. Je me souviens d’avoir vu, dans des églises, ce qui reste un des sommets de la perversion politique, à savoir des affiches porteuses de ce slogan " Ne soyez pas antisémite, votez Mazowiecki " Étant entendu que le mot " juif ", utilisé comme un discriminant, vise bien sûr à disqualifier l'adversaire politique.
On se retrouve dans une situation où l’Église est alors confrontée à une grande difficulté pour s’adapter à une réalité devant laquelle elle a le sentiment d’avoir perdu son statut d’opérateur sociopolique central.
" Mon rôle a été immense et, cependant, voyez le peu de reconnaissance que vous me témoignez aujourd’hui !."
Mais l’Église doit également gérer sa pluralisation interne. Le paysage catholique polonais n’a plus besoin de s’éprouver comme une citadelle assiégée qui ne doit pas présenter de brèches dans lesquelles pourrait s’infiltrer l’ennemi. Il n’y a plus d’ennemi, donc on peut casser les murs et, très rapidement, il y aura une pluralité de façons d’être catholique en Pologne.
Cette évolution sera ressentie par une partie de la hiérarchie de l’Église polonaise comme une grande et nouvelle fragilité. Au fond, la période ouverte par l’effondrement du communisme n’est pas la période la plus belle qu’ait vécue l’Église catholique en Pologne au 20ème siècle. Elle se trouvait plus à l’aise dans la lutte contre le communisme que dans les conditions ouvertes par la pluralisation de la société.
Beaucoup de choses vont se jouer dans ces années qui suivent 1989. Elles vont tourner autour de la redéfinition du rôle de l’Église, de sa place dans la Pologne contemporaine. Pour un certain nombre d’acteurs de la scène polonaise, la tentation est grande de se saisir de la religion à des fins de contestation de la pluralisation, de re-totalisation donc du rapport au politique. Il existe aujourd’hui, en Pologne, une radio, Radio Maria, qui est suivie par plusieurs millions d’auditeurs ; elle est violemment anti-européenne, hostile à l’entrée de la Pologne dans l’Union Européenne, très méfiante vis-à-vis de l’Occident, de l’Europe Occidentale, en laquelle elle n’hésite pas à voir des tentatives de complots contre l’identité nationale polonaise. Identité qui risque de se diluer dans un grand ensemble soumis au consumérisme et au capitalisme sauvage.
Cette dimension est présente dans l’espace polonais contemporain, et il serait inexact d’imaginer que ces tendances sont combattues par la hiérarchie de l’Église polonaise. Elles sont combattues par une partie de cette hiérarchie, mais non par l’intégralité du clergé, en particulier par le cardinal primat, Jozef Glemp, qui a succédé en 1981 au cardinal Wyszynski, et qui incarne une forme de nationalisme polonais qui pèse lourd et oriente une partie d’un électorat polonais, assez ébranlé par l’ampleur du mouvement auquel il a eu à se confronter depuis l’effondrement du communisme.
On pourrait dire également que, dans cette configuration globale née de l’effondrement du communisme, l’Église polonaise a fait face à des tendances culturelles très importantes dont la Pologne avait pu faire l’économie pendant des années, mais qui rattrapent aujourd’hui le pays.
Sur quoi s’était de fait constituée la force de l’église polonaise face au communisme ?
Face à un pouvoir qui prétendait incarner la modernité, cette modernité condamnant au dépérissement la religion, les Polonais ont progressivement perçu l'Église comme plus moderne que le pouvoir; c’est le pouvoir en place qui est devenu archaïque et l’Église qui en est ressortie modernisée.
L’Église polonaise, formidable lieu de conciliation entre modernité et catholicisme, est l’une de clefs de la compréhension de la désignation de Karol Wojtyla au Vatican.
Après 1989, le pape Jean-Paul II nourrit le rêve de la constitution d’une troisième voie entre le capitalisme et le communisme. Un communisme épuisé, disparu, mais un capitalisme dont il est peut être possible de mettre en cause la toute puissance. La Pologne pourrait être le lieu de cette troisième voie .
Hélas ! La désillusion intervient rapidement, y compris sous la plume du Pape dans "Veritatis splendor" par exemple. Rapidement, le Pape doit convenir que la Pologne a été gagnée par le même démon consumériste qui domine dans les pays occidentaux. Il est clair que les tendances d’évolution, de ce point de vue, ne sont pas satisfaisantes pour l’Église polonaise.
Je ne suis pas un fanatique des statistiques auxquelles je n’attache pas une importance capitale. Cependant en 1990, plus de 90% des 18 à 29 ans se déclaraient croyants. Ce pourcentage est tombé à 60%, ce qui reste, il est vrai, beaucoup au regard des chiffres français.
On ne peut donc que constater l’importance de l’effritement des positions catholiques pendant les quelques années qui nous séparent de la disparition du système soviétique.
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