FORUM
UNIVERSITAIRE
DE
L' OUEST-
PARISIEN

logo-DEPT-HDS-w

 

Nouveau :

facebook-icon

Forum Universitaire                                               Jacqueline Maroy                         Année 2015-2016

Textes du séminaire 8                                                                                             Le 17 février 2016

Texte 1 Victor Hugo Les misérables Livre II Chapitre VIII

L’onde et l’ombre

Un homme à la mer !

Qu’importe ! le navire ne s'arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu'il est forcé de continuer. Il passe.
L'homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l'entend pas ; le navire, frissonnant sous l'ouragan, est tout à sa manœuvre, les matelots et les passagers ne voient même plus l'homme submergé ; sa misérable tête n'est qu'un point dans l'énormité des vagues.
Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s'en va ! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s'éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l'heure, il était de l'équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant. Maintenant, que s'est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c'est fini. ,
Il est dans l'eau monstrueuse. Il n'a plus sous les pieds que de la fuite et de l'écroulement. Les flots déchirés et déchiquetés par le vent l'environnent hideusement, les roulis de l'abîme l'emportent, tous les haillons de l'eau s'agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le dévorent à demi ; chaque fois qu'il enfonce, il entrevoit des précipices pleins de nuit ; d'affreuses végétations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent à elles ; il sent qu'il devient abîme, il fait partie de l'écume, les flots se le jettent de l'un à l'autre, il boit l'amertume, l'océan lâche s'acharne à le noyer, l'énormité joue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine.
Il lutte pourtant, il essaie de se défendre, il essaie de se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat l'inépuisable.
Où donc est le navire? Là-bas. À peine visible dans les pâles ténèbres de l'horizon.
Les rafales soufflent ; toutes les écumes l'accablent. Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. Il assiste, agonisant, à l'immense démence de la mer. Il est supplicié par cette folie. Il entend des bruits étrangers à l'homme qui semblent venir d'au-delà de la terre et d'on ne sait quel dehors effrayant.
Il y a des oiseaux dans les nuées, de même qu'il y a des anges au-dessus des détresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui ? Cela vole, chante et plane, et lui, il râle.
Il se sent enseveli à la fois par ces deux infinis, l'océan et le ciel; l'un est une tombe, l'autre est un linceul.
La nuit descend, voilà des heures qu'il nage, ses forces sont à bout ; ce navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s'est effacé ; il est seul dans le formidable gouffre crépusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord, il sent au-dessous de lui les vagues monstres de l'invisible ; il appelle.
Il n'y a plus d'hommes. Où est Dieu ?
Il appelle. Quelqu'un ! quelqu'un ! Il appelle toujours. Rien à l'horizon. Rien au ciel.

Il implore l'étendue, la vague, l'algue, l'écueil ; cela est sourd. Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n'obéit qu'à l'infini.
Autour de lui, l'obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui l'horreur et la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d'appui. Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l'ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment, et prennent du néant. Vents, nuées, tourbillons, souilles, étoiles inutiles ! Que faire ? Le désespéré s'abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs lugubres de l'engloutissement.
O marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d'hommes et d'âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! Ô mort morale!
La mer, c'est l'inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c'est l'immense misère.
L'âme, à vau-l'eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la ressuscitera ?

Texte 2 Albert Camus La chute Gallimard page 86

Le ciel vit ? Vous avez raison, cher ami. Il s’épaissit, puis se creuse, ouvre des escaliers d’air, ferme des portes de nuées. Ce sont les colombes. N’avez-vous pas remarqué que le ciel de Hollande est rempli de millions de colombes, invisibles tant elles se tiennent haut, et qui battent des ailes, montent et descendent d’un même mouvement, remplissant l’espace céleste avec des flots épais de plumes grisâtres que le vent emporte ou ramène. Les colombes attendent là-haut, elles attendent toute l’année. Elles tournent au-dessus de la terre, regardent, voudraient descendre. Mais il n’y a rien, que la mer et les canaux, des toits couverts d’enseignes, et nulle tête où se poser.

Texte 3 Albert Camus La chute Gallimard page 169

Alors, racontez-moi, je vous prie, ce qui vous est arrivé un soir sur les quais de la Seine et comment vous avez réussi à ne jamais risquer votre vie. Prononcez vous-même les mots qui, depuis des années, n’ont cessé de retentir dans mes nuits, et que je dirai enfin par votre bouche : « O jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux ! » Une seconde fois, hein, quelle imprudence ! Supposez, cher maître, qu’on nous prenne au mot ? Il faudrait s’exécuter. Brr... ! l’eau est si froide ! Mais rassurons-nous ! Il est trop tard maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement. !

Texte 4 Albert Camus La peste Gallimard page 141

C'est Tarrou qui avait demandé à Rieux l'entrevue dont il parle dans ses carnets. Le soir où Rieux l'attendait, le docteur regardait justement sa mère, sagement assise dans un coin de la salle à manger, sur une chaise. C'est là qu'elle passait ses journées quand les soins du ménage ne l'occupaient plus. Les mains réunies sur les genoux, elle attendait.

Rieux n'était même pas sûr que ce fût lui qu'elle attendît. Mais, cependant, quelque chose changeait dans le visage de sa mère lorsqu'il apparaissait. Tout ce qu'une vie laborieuse y avait mis de mutisme semblait s'animer alors. Puis, elle retombait dans le silence. Ce soir-là, elle regardait par la fenêtre, dans la rue maintenant déserte. L'éclairage de nuit avait été diminué des deux tiers. Et, de loin en loin, une lampe très faible mettait quelques reflets dans les ombres de la ville.

- Est-ce qu'on va garder l'éclairage réduit pendant toute la peste ? dit Mme Rieux.

- Probablement.

- Pourvu que ça ne dure pas jusqu'à l'hiver. Ce serait triste, alors.

- Oui, dit Rieux.

Il vit le regard de sa mère se poser sur son front. Il savait que l'inquiétude et le surmenage des dernières journées avaient creusé son visage.

- Ça n'a pas marché, aujourd'hui ? dit Mme Rieux.

- Oh ! comme d'habitude.

Comme d'habitude ! C'est-à-dire que le nouveau sérum envoyé par Paris avait l'air d'être moins efficace que le premier et les statistiques montaient. On n'avait toujours pas la possibilité d'inoculer les sérums préventifs ailleurs que dans les familles déjà atteintes. Il eût fallu des quantités industrielles pour en généraliser l'emploi. La plupart des bubons se refusaient à percer, comme si la saison de leur durcissement était venue, et ils torturaient les malades. Depuis la veille, il y avait dans la ville deux cas d'une nouvelle forme de l'épidémie. La peste devenait alors pulmonaire. Le jour même, au cours d'une réunion, les médecins harassés, devant un préfet désorienté, avaient demandé et obtenu de nouvelles mesures pour éviter la contagion qui se faisait de bouche à bouche, dans la peste pulmonaire. Comme d'habitude, on ne savait toujours rien.

Il regarda sa mère. Le beau regard marron fit remonter en lui des années de tendresse.

- Est-ce que tu as peur, mère ?

- À mon âge, on ne craint plus grand-chose.

- Les journées sont bien longues et je ne suis plus jamais là.

- Cela m'est égal de t'attendre si je sais que tu dois venir. Et quand tu n'es pas là, je pense à ce que tu fais.

Texte 5 Albert Camus Le premier homme Gallimard page 319


«  Tu ne me comprends pas, et pourtant tu es la seule qui puisse me pardonner. Bien des gens s’offrent à le faire. Beaucoup aussi crient sur tous les tons que je suis coupable, et je ne le suis pas quand il me le disent. D’autres ont le droit de me le dire et je sais qu’ils ont raison, et que je devrais obtenir leur pardon. Mais on demande pardon à ceux dont on sait qu’ils peuvent pardonner. Simplement cela, pardonner, et non pas vous demander de mériter le pardon, d’attendre. Mais simplement leur parler, leur dire tout et recevoir leur pardon. Ceux et celles à qui je pourrais le demander, je sais que quelque part dans leurs cœurs, malgré leur bonne volonté, ils ne peuvent ni savent pardonner. Un seul être pouvait me pardonner, mais je n’ai jamais été coupable envers lui et je lui ai donné entier mon cœur, et cependant, j’aurais pu aller vers lui, je l’ai souvent fait en silence, mais il est mort et je suis seul. Toi seule peux le faire, mais tu ne me comprends pas et ne peux me lire. Aussi je te parle, je t’écris, à toi, à toi seule, et quand ce sera fini, je demanderai pardon sans autre explication et tu me souriras »