Forum Universitaire Gérard Raynal-Mony Séminaire 4 Année 2017-2018 1er décembre 2017 Schiller : De l’Histoire universelle Depuis l’instant présent jusqu’au commencement du genre humain se déroule un long fil d’événements qui s’enchaînent comme par des liens de causes à effets. Seul l’entendement infini saurait les apercevoir de manière exhaustive, l’entendement humain est beaucoup plus limité. […] C’est à se demander si notre histoire universelle sera jamais capable de faire autre chose qu’agréger des fragments, et si elle méritera un jour le nom de science. Mais l’entendement philosophique lui vient en aide : en apportant à ces fragments des articulations artificielles, il élève leur agrégat au rang de système, c’est-à-dire qu’il en fait un tout rationnellement cohérent. Et s’il se trouve fondé dans sa démarche par l’identité formelle et par l’unité invariable de toutes les lois de la nature et de l’esprit humain. C’est du fait de cette unité que les événements de la plus haute antiquité se reproduisent, à l’époque moderne, toutes les fois que les circonstances extérieures s’y trouvent réunies de manière similaire, et qu’il est possible, rétrospectivement, d’apporter quelque lumière aux phénomènes qui se perdent dans la nuit des temps, et d’en tirer quelque conclusion à l’aune de ceux qui, bien plus récents, se situent encore dans le champ de nos observations. La méthode qui vise à raisonner par analogie est d’un très grand secours, en histoire comme en toutes matières, mais on ne doit y recourir qu’en vue des fins les plus hautes. Elle ne doit donc jamais être mise en œuvre qu’avec la plus grande précaution et le plus grand discernement. L’esprit philosophique ne saurait s’attarder trop longtemps sur la matière de l’histoire mondiale. Aussi verra-t-on rapidement se mettre en branle, en son sein, une puissante aspiration à la concordance systématique, qui le pousse irrésistiblement à assimiler tout ce qui l’entoure à sa propre nature rationnelle et à conférer, dans cette mesure, la portée la plus haute qu’il reconnaisse à tout phénomène qu’il perçoit, celle de la pensée. Plus il tente d’établir – et parvient effectivement à établir – une relation entre le passé et le présent, plus il est amené à considérer la succession des causes et des effets comme un enchaînement des moyens et des fins. L’un après l’autre, les phénomènes commencent à se soustraire à la contingence, à la liberté sans loi, et à prendre place comme des membres constitutifs au sein d’un tout concordant – lequel n’existe, à vrai dire, que dans sa représentation. Et bientôt c’est à grand-peine qu’il lui faut admettre, que cette succession de phénomènes, à laquelle sa représentation a conféré tant de régularité et d’intentionnalité, est en fait dépourvue de ces qualités dans la réalité. C’est à grand-peine qu’il restitue à l’aveugle empire de la nécessité ce qui commençait tout juste, sous la lumière d’emprunt de l’entendement, à prendre une forme si plaisante. C’est donc à partir de lui-même qu’il tire cette harmonie et la transplante en dehors de lui-même, dans l’ordre même des choses. En d’autres termes, il introduit un dessein rationnel dans la marche du monde, et un principe téléologique dans son histoire universelle. […] Pour autant qu’elle accoutume l’être humain à considérer l’ensemble du passé et à prendre, d’après les conclusions qu’il en tire, les devants sur l’avenir le plus lointain, l’histoire dissimule aux regards la naissance et la mort qui cloisonnent la vie humaine dans des limites si exiguës, si oppressantes. Et par un effet d’optique où elle fait, insensiblement, basculer l’individu dans le domaine de l’espèce, elle ouvre à cette vie humaine des perspectives illimitées. L’être humain se transforme et quitte la scène. Ses opinions se transforment et s’évanouissent avec lui. Seule l’histoire, cette impérissable citoyenne de tous les temps et de toutes les nations, reste campée au beau milieu du théâtre, sans jamais s’en laisser évincer. […] Et si désordonnée que soit la manière dont la liberté humaine semble disposer du cours du monde, c’est en toute sérénité qu’elle en observe le jeu confus. Car son regard pénétrant découvre déjà de très loin, là où cette liberté sans règles, à la dérive, est finalement rattachée à la chaîne de la nécessité. Ce qu’elle dissimule à la conscience punitive d’un Cromwell ou d’un Grégoire, elle se hâte de le révéler à l’humanité : « que l’homme égoïste, tout en fomentant les projets les plus vils, fait toutefois s’en accomplir d’excellents à son insu ». […] Elle nous guérit de l’adulation outrancière de l’antiquité et de la puérile nostalgie des temps révolus. Et en attirant notre attention sur nos biens propres, elle nous épargne de souhaiter le retour des époques magnifiées des Alexandre et des Auguste. Toutes les époques antérieures ont concouru, sans le savoir et sans le vouloir, à l’avènement de notre siècle humain. C’est à nous qu’appartiennent désormais les trésors que l’application, le génie, la raison et l’expérience, tout au long des âges, ont convoqués jusqu’à nous. L’histoire vous apprendra à estimer la valeur des biens que l’habitude et l’assurance de la propriété se plaisent à dérober à notre reconnaissance : des biens précieux et de valeur […] que le dur labeur de nombreuses générations a seul permis de conquérir ! Schiller, Que signifie l’histoire universelle et à quelle fin l’étudier ? (Discours inaugural du 26 mai 1789, Université d’Iéna) trad. M. Methling, Editions de l’Epervier, 2010 |