Forum Universitaire Jacqueline Maroy Année 2016-2017 Textes du séminaire 10 Le 29 mars 2017 Texte 1 : Diderot : Jacques le fataliste éd. GF page 181 À son retour, le marquis s’enferma dans son cabinet, et écrivit deux lettres, l’une à sa femme, l’autre à sa belle-mère. Celle-ci partit dans la même journée, et se rendit au couvent des Carmélites de la ville prochaine, où elle est morte il y a quelques jours. Sa fille s’habilla, et se traîna dans l’appartement de son mari où il lui avait apparemment enjoint de venir. Dès la porte, elle se jeta à genoux. « Levez-vous », lui dit le marquis... Au lieu de se lever, elle s’avança vers lui sur ses genoux ; elle tremblait de tous ses membres : elle était échevelée ; elle avait le corps un peu penché, les bras portés de son côté, la tête relevée, le regard attaché sur ses yeux, et le visage inondé de pleurs. « Il me semble », lui dit-elle, un sanglot séparant chacun de ses mots, « que votre cœur justement irrité s’est radouci, et que peut-être avec le temps j’obtiendrai miséricorde. Monsieur, de grâce, ne vous hâtez pas de me pardonner. Tant de filles honnêtes sont devenues de malhonnêtes femmes, que peut-être serai-je un exemple contraire. Je ne suis pas encore digne que vous vous rapprochiez de moi ; attendez, laissez-moi seulement l’espoir du pardon. Tenez-moi loin de vous ; vous verrez ma conduite ; vous la jugerez : trop heureuse mille fois, trop heureuse si vous daignez quelquefois m’appeler ! Marquez-moi le recoin obscur de votre maison où vous permettez que j’habite ; j’y resterai sans murmure. Ah ! si je pouvais m’arracher le nom et le titre qu’on m’a fait usurper, et mourir après, à l’instant vous seriez satisfait ! Je me suis laissé conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ; mais ne croyez pas, monsieur, que je sois méchante : je ne le suis pas, puisque je n’ai pas balancé à paraître devant vous quand vous m’avez appelée, et que j’ose à présent lever les yeux sur vous et vous parler. Ah ! si vous pouviez lire au fond de mon cœur, et voir combien mes fautes passées sont loin de moi ; combien les mœurs de mes pareilles me sont étrangères ! La corruption s’est posée sur moi ; mais elle ne s’y est point attachée. Je me connais, et une justice que je me rends, c’est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j’étais née digne de l’honneur de vous appartenir. Ah ! s’il m’eût été libre de vous voir, il n’y avait qu’un mot à dire, et je crois que j’en aurais eu le courage. Monsieur, disposez de moi comme il vous plaira ; faites entrer vos gens : qu’ils me dépouillent, qu’ils me jettent la nuit dans la rue : je souscris à tout. Quel que soit le sort que vous me préparez, je m’y soumets : le fond d’une campagne, l’obscurité d’un cloître peut me dérober pour jamais à vos yeux : parlez, et j’y vais. Votre bonheur n’est point perdu sans ressources, et vous pouvez m’oublier... – Levez-vous, lui dit doucement le marquis ; je vous ai pardonné : au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ; il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée, ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie, si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme, levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous... » Pendant qu’il parlait ainsi, elle était restée le visage caché dans ses mains, et la tête appuyée sur les genoux du marquis ; mais au mot de ma femme, au mot de Mme des Arcis, elle se leva, brusquement, et se précipita sur le marquis, elle le tenait embrassé, à moitié suffoquée par la douleur et par la joie ; puis elle se séparait de lui, se jetait à terre, et lui baisait les pieds. « Ah ! lui disait le marquis, je vous ai pardonné ; je vous l’ai dit ; et je vois que vous n’en croyez rien. – Il faut, lui répondait-elle, que cela soit, et que je ne le croie jamais. » Le marquis ajoutait : « En vérité, je crois que je ne me repens de rien ; et que cette Pommeraye, au lieu de se venger, m’aura rendu un grand service. Ma femme, allez vous habiller, tandis qu’on s’occupera à faire vos malles. Nous partons pour ma terre, où nous resterons jusqu’à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquence pour vous et pour moi... » Ils passèrent presque trois ans de suite absents de la capitale. Texte 2 : Jane Austen : Lady Susan éd Folio. Page 114 Son premier espoir d’une issue plus favorable, elle l’eut en entendant Lady Susan lui demander si elle ne pensait pas que Frederica n’avait pas tout à fait aussi bonne mine qu’à Churchill. Elle devait reconnaitre que parfois elle s’interrogeait avec anxiété sur la question de savoir si Londres lui convenait parfaitement. Madame Vernon, l’encourageant à en douter, proposa aussitôt que sa nièce les accompagnât à la campagne. Lady Susan fut incapable d’exprimer sa gratitude devant pareille bonté Pourtant, pour diverses raisons, elle ne savait pas comment elle pourrait se séparer de son enfant et, bien qu’elle n’eut pas entièrement décidé de ce qu’elle entendait faire, elle comptait avant longtemps pouvoir elle-même emmener Frederica à la campagne. En conclusion, elle s’interdisait absolument de mettre à profit une attention comme celle-ci, qui n’avait pas d’exemple. Madame Vernon, cependant, persévéra dans son offre et, si Lady Susan persista dans son refus, sa résistance au bout de quelques jours parut devenir un peu moins farouche. La peur d’une épidémie de grippe vint à point nommé hâter une décision qui, sans cela, aurait pu ne pas être prise aussi vite. Les craintes de la mère furent alors trop éveillées pour que Lady Susan put penser à autre chose qu’à soustraire Frederica à un risque de contagion. De toutes les maladies au monde, c’était l’influenza qu’elle redoutait le plus pour la constitution de son enfant. Frederica retourna donc à Churchill avec son oncle et sa tante, et trois semaines plus tard, Lady Susan annonçait son mariage avec sir James Martin. Texte 3 : Jane Austen : Orgueil et préjugé éd. Stock page 232 Au bout de quelque temps, il parut à court de toute idée ; et, après être resté quelques instants sans dire un mot, il se ressaisit soudain, et prit congé. Les autres la rejoignirent alors, et exprimèrent leur admiration pour la personne de Mr Darcy ; mais Élizabeth n’en entendit pas un mot ; complètement absorbée par ses propres pensées, elle les suivait en silence. Elle était submergée de honte et de contrariété. Être venu ici ; c’était la chose la plus malheureuse, la plus inopportune du monde ! Comme cela devait lui paraitre étrange à lui ! Sous quel jour honteux cela ne risquait-il pas d’apparaître aux yeux d’un homme aussi vaniteux ! Il pourrait lui sembler qu’elle s’était à dessein jetée à nouveau sur son chemin ! Ah, pourquoi était elle venue ? Ou bien, pourquoi était-il venu, lui, un jour avant qu’on ne l’attendît ? … elle rougit mainte et mainte fois en songeant à ce que cette rencontre avait de malignité perverse. Texte 4 : Virginia Woolf Pour ma part, j’aurais préféré ne pas me retrouver seule avec elle dans une pièce. Le sentiment du non-dit, un sourire à quelque chose que l’on n’a pas vu, un contrôle de soi atteignant à la perfection, une courtoisie à laquelle vient se mêler un je-ne-sais-quoi de satire infiniment subtile qui , si elle n’était dirigée contre les choses en général plutôt que contre un individu en particulier, finirait par ressembler à de la malveillance, tout cela, j’en ai l’impression, m’aurait fait craindre de la trouver à la maison. |