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Forum Universitaire                                                         Jacqueline Maroy                         Année 2015-2016

Textes du séminaire 7                                                                                                      Le 3 février 2016

Texte 1 Albert Camus La chute Folio Incipit page 7

Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ? Je crains que vous ne sachiez vous faire entendre de l’estimable gorille qui préside aux destinées de cet établissement. Il ne parle, en effet, que le hollandais. A moins que vous ne m’autorisiez à plaider votre cause, il ne devinera pas que vous désirez du genièvre. Voilà, j’ose espérer qu’il m’a compris ; ce hochement de tête doit signifier qu’il se rend à mes arguments. Il y va, en effet, il se hâte, avec une sage lenteur. Vous avez de la chance, il n’a pas grogné. Quand il refuse de servir, un grognement lui suffit : personne n’insiste. Etre roi de ses humeurs, c’est le privilège des grands animaux. Mais je me retire, monsieur, heureux de vous avoir obligé. Je vous remercie et j’accepterais si j’étais sûr de ne pas jouer les fâcheux. Vous êtes trop bon. J’installerai donc mon verre auprès du vôtre.

Vous avez raison, son mutisme est assourdissant. C’est le silence des forêts primitives, chargé jusqu’à la gueule. Je m’étonne parfois de l’obstination que met notre taciturne ami à bouder les langues civilisées. Son métier consiste à recevoir des marins de toutes les nationalités dans ce bar d’Amsterdam qu’il a appelé d’ailleurs, on ne sait pourquoi, Mexico-City. Avec de tels devoirs, on peut craindre, ne pensez-vous pas, que son ignorance soit inconfortable ? Imaginez l’homme de Cro-Magnon pensionnaire à la tour de Babel ! Il y souffrirait de dépaysement, au moins. Mais non, celui-ci ne sent pas son exil, il va son chemin, rien ne l’entame. Une des rares phrases que j’aie entendues de sa bouche proclamait que c’était à prendre ou à laisser. Que fallait-il prendre ou laisser ? Sans doute, notre ami lui-même. Je vous l’avouerai, je suis attiré par ces créatures tout d’une pièce. Quand on a beaucoup médité sur l’homme, par métier ou par vocation, il arrive qu’on éprouve de la nostalgie pour les primates. Ils n’ont pas, eux, d’arrière-pensées.

Notre hôte, à vrai dire, en a quelques-unes, bien qu’il les nourrisse obscurément. A force de ne pas comprendre ce qu’on dit en sa présence, il a pris un caractère défiant. De là cet air de gravité ombrageuse, comme s’il avait le soupçon, au moins, que quelque chose ne tourne pas rond entre les hommes. Cette disposition rend moins faciles les discussions qui ne concernent pas son métier. Voyez, par exemple, au-dessus de sa tête, sur le mur du fond, ce rectangle vide qui marque la place d’un tableau décroché. Il y avait là, en effet, un tableau, et particulièrement intéressant, un vrai chef-d’œuvre. Eh bien, j’étais présent quand le maître de céans l’a reçu et quand il l’a cédé. Dans les deux cas, ce fut avec la même méfiance, après des semaines de rumination. Sur ce point, la société a gâté un peu, il faut le reconnaître, la franche simplicité de sa nature.

Notez bien que je ne le juge pas. J’estime sa méfiance fondée et la partagerais volontiers si, comme vous le voyez, ma nature communicative ne s’y opposait. Je suis bavard, hélas ! et me lie facilement.

Texte 2 Albert Camus La chute Folio page 162

 Couvert de cendres, m’arrachant lentement les cheveux, le visage labouré par les ongles, mais le regard perçant, je me tiens devant l’humanité entière, récapitulant mes hontes, sans perdre de vue l’effet que je produis, et disant : « J’étais le dernier des derniers. » Alors, insensiblement, je passe, dans mon discours, du « je » au « nous ». Quand j’arrive au « voilà ce que nous sommes », le tour est joué, je peux leur dire leurs vérités. Je suis comme eux, bien sûr, nous sommes dans le même bouillon. J’ai cependant une supériorité, celle de le savoir, qui me donne le droit de parler. Vous voyez l’avantage, j’en suis sûr. Plus je m’accuse et plus j’ai le droit de vous juger. Mieux, je vous provoque à vous juger vous-même, ce qui me soulage d’autant. Ah ! mon cher, nous sommes d’étranges, de misérables créatures et, pour peu que nous revenions sur nos vies, les occasions ne manquent pas de nous étonner et de nous scandaliser nous-mêmes. Essayez. J’écouterai, soyez-en sûr, votre propre confession, avec un grand sentiment de fraternité.

Texte 3 Denis Diderot Jacques le Fataliste Presses Pocket page 235

Je vous entends, lecteur: vous me dites: "Et les amours de Jacques?... " Croyez-vous que je n'en sois pas aussi curieux que vous? Avez-vous oublié que Jacques aimait à parler, et surtout à parler de lui; manie générale des gens de son état; manie qui les tire de leur abjection, qui les place dans la tribune, et qui les transforme tout à coup en personnages intéressants? Quel est, à votre avis, le motif qui attire la populace aux exécutions publiques? L'inhumanité? Vous vous trompez: le peuple n'est point inhumain; ce malheureux autour de l'échafaud duquel il s'attroupe, il l'arracherait des mains de la justice s'il le pouvait. Il va chercher en Grève une scène qu'il puisse raconter à son retour dans le faubourg; celle-là ou une autre, cela lui est indifférent, pourvu qu'il fasse un rôle, qu'il rassemble ses voisins, et qu'il s'en fasse écouter. Donnez au boulevard une fête amusante; et vous verrez que la place des exécutions sera vide. Le peuple est avide de spectacle, et y court, parce qu'il est amusé quand il en jouit, et qu'il est encore amusé par le récit qu'il en fait quand il en est revenu. Le peuple est terrible dans sa fureur; mais elle ne dure pas. Sa misère propre l'a rendu compatissant; il détourne les yeux du spectacle d'horreur qu'il est allé chercher; il s'attendrit, il s'en retourne en pleurant...

Texte 4 Albert Camus Le premier homme France Loisirs page 79

Il eut voulu qu’elle se passionnât pour lui décrire un homme mort quarante ans auparavant et dont elle avait partagé la vie (et l’avait-elle vraiment partagée?) pendant cinq ans. Elle ne le pouvait pas, il n’était même pas sûr qu’elle eût aimé passionnément cet homme, et en tout cas il ne pouvait le lui demander, lui aussi était devant elle muet et infirme à sa manière, il ne voulait même pas savoir au fond ce qu’il y avait eu entre eux, et il fallait renoncer à apprendre quelque chose d’elle. Même ce détail, qui, enfant, l’avait tant impressionné, qui l’avait poursuivi toute sa vie et jusque dans ses rêves, son père levé à trois heures pour aller assister à l’exécution d’un criminel fameux, il l’avait appris de sa grand-mère. Pirette était ouvrier agricole dans une ferme du Sahel, assez près d’Alger. Il avait tué à coups de marteau ses maîtres et 1es trois enfants de la maison. « Pour voler ? » avait demandé Jacques enfant. « Oui » avait dit l’oncle Étienne. • « Non » s, avait dit la grand-mère, mais sans donner d’autres explications. On avait trouvé les cadavres défigurés, la maison ensanglantée jusqu’au plafond et, sous l’un des lits, le plus jeune des enfants respirant encore et qui devait mourir aussi, niais qui avait trouvé la force d’écrire sur le mur blanchi à la chaux, avec son doigt trempé de sang : « C’est Pirette. »• On avait poursuivi le meurtrier et on l’avait trouvé hébété dans 1a campagne. L’opinion publique horrifiée réclamait une peine de mort qu’on ne lui marchanda pas, et l’exécution se déroula à Alger devant la prison de Barberousse, en présence d’une foule considérable. Le père de Jacques s’était levé dans la nuit et était parti pour assister à la punition exemplaire d’un crime qui, d’après la grand-mère, l’avait indigné. Maïs on ne sut jamais ce qui s’était passé. L’exécution avait eu lieu sans incident, apparemment. Mais le père de Jacques était revenu livide, s’était couché, puis levé pour aller vomir plusieurs fois, puis recouché. Il n’avait plus jamais voulu parler ensuite de cc qu’il avait vu. Et, le soir où il entendit ce récit, Jacques lui-même, étendu au bord du lit pour éviter de toucher son frère avec qui il couchait, ramassé sur lui-même, ravalait une nausée d’horreur, en ressassant les détails qu’on lui avait racontés et ceux qu’il imaginait Et, sa vie durant, ces images l’avaient poursuivi jusque dans ses nuits où de loin en loin, mais régulièrement, revenait un cauchemar privilégié, varié dans ses formes, mais dont le thème était unique : on venait le chercher, lui. Jacques. pour l’exécuter. Et longtemps, au réveil, il avait secoué sa peur et son angoisse et retrouvé avec soulagement la bonne réalité où il n’y avait strictement aucune chance qu’il fût exécuté. Jusqu’à ce que, arrivé à l’âge d’homme, l’histoire autour de lui fût devenue telle qu’une exécution rentrait au contraire parmi les événements qu’on peut alors envisager sans invraisemblance. et la réalité ne soulageait plus des rêves, nourrie au contraire pendant des années très imprécises de la même angoisse qui avait bouleversé son père et qu’il lui avait léguée comme seul héritage évident et certain. Mais c’était un lien mystérieux qui le reliait au mort inconnu de Saint-Brieuc (qui lui non plus n’avait pas pensé, après tout, qu’il pût mourir de mort violente par-dessus sa mère qui avait su cette histoire, vu le vomissement et oublié ce matin-là comme elle avait ignoré que les temps avaient changé. Pour elle, c’était toujours 1e même temps d’où 1e malheur à tout moment pouvait sortir sans crier gare.

Pour la grand-mère au contraire, elle avait une plus juste idée des choses. «  Tu finiras sur l’échafaud » répétait-elle souvent à Jacques.

Texte 5 Albert Camus La chute Folio page 81

Tiens, la pluie a cessé! Ayez la bonté de me raccompagner chez moi. Je suis fatigué, étrangement, non d'avoir parlé, mais à la seule idée de ce qu'il me faut encore dire. Allons! Quelques mots suffiront pour retracer ma découverte essentielle. Pourquoi en dire plus, d'ailleurs? Pour que la statue soit nue, les beaux discours doivent s'envoler. Voici. Cette nuit-là, en novembre, deux ou trois ans avant le soir où je crus entendre rire dans mon dos, je regagnais la rive gauche, et mon domicile, par le pont Royal. Il était une heure après minuit, une petite pluie tombait, une bruine plutôt, qui dispersait les rares passants. Je venais de quitter une amie qui, sûrement, dormait déjà. J'étais heureux de cette marche, un peu engourdi, le corps calmé, irrigué par un sang doux comme la pluie qui tombait. Sur le pont, je passai derrière une forme penchée sur le parapet, et qui semblait regarder le fleuve. De plus près, je distinguai une mince jeune femme, habillée de noir. Entre les cheveux sombres et le col du manteau, on voyait seulement une nuque, fraîche et mouillée, à laquelle je fus sensible. Mais je poursuivis ma route, après une hésitation. Au bout du pont, je pris les quais en direction de Saint-Michel, où je demeurais. J'avais déjà parcouru une cinquantaine de mètres à peu près, lorsque j'entendis le bruit, qui, malgré la distance, me parut formidable dans le silence nocturne, d'un corps qui s'abat sur l'eau. Je m'arrêtai net, mais sans me retourner. Presque aussitôt, j'entendis un cri, plusieurs fois répété, qui descendait lui aussi le fleuve, puis s'éteignit brusquement. Le silence qui suivit, dans la nuit soudain figée, me parut interminable. Je voulus courir et je ne bougeai pas. Je tremblais, je crois, de froid et de saisissement. Je me disais qu'il fallait faire vite et je sentais une faiblesse irrésistible envahir mon corps. J'ai oublié ce que j'ai pensé alors. «Trop lard, trop loin...» ou quelque chose de ce genre. J'écoutais toujours, immobile. Puis, à petits pas, sous la pluie, je m'éloignai. Je ne prévins personne.

Mais nous sommes arrivés, voici ma maison, mon abri! Demain? Oui, comme vous voudrez. Je vous mènerai volontiers à l'île de Marken, vous verrez le Zuyderzee. Rendez-vous à onze heures à Mexico-City. Quoi? Cette femme? Ah! je ne sais pas vraiment, je ne sais pas. Ni le lendemain, ni les jours qui suivirent, je n'ai lu les journaux.