Diderot, l'homme de toutes les Lumières
Conférence donnée le mardi 7 janvier 2014 Par Jacqueline Baldran Il fallut attendre le XXème siècle pour que l’histoire littéraire donne à Diderot sa juste place aux côtés de Voltaire et de Rousseau. On le connaissait comme causeur éblouissant, touche-à-tout généreux, auteur de quelques ouvrages philosophiques, de quelques contes, inventeur d’un nouveau théâtre et surtout infatigable animateur de l’Encyclopédie mais, longtemps, l’ensemble de son œuvre resta inconnu. La première édition complète de 1798 comptait 8 volumes. Aujourd’hui, elle en compte plus de 30. Ce n’est qu’au XIXème siècle que furent connus Les Salons, La Religieuse, Le Neveu de Rameau, et ces œuvres déconcertèrent ou choquèrent. Diderot est un vrai continent littéraire ou un immense fleuve aux innombrables affluents : il est présent non seulement dans les articles qu’il a écrits ou repris de sa plume pour l’Encyclopédie, mais aussi dans les œuvres de certains de ses amis, ainsi dans le « Système de la Nature » du Baron d’Holbach, ou dans « L’histoire des deux Indes » de l’abbé Raynal. Il fut par ailleurs un épistolier infatigable, mais une grande partie de sa correspondance a été perdue et même l’édition dite complète de ce chef-d’œuvre littéraire que sont « Les lettres à Sophie Volland » est incomplète On l’a dit inconstant, brouillon. Inconstant, l’homme qui a mené à bien en 20 ans d’effort et de ténacité, et contre vents et marées, malgré la censure, les trahisons, une entreprise collective d’édition sans précédent ? Brouillon, l’homme qui s’est intéressé à l’anatomie, à la physiologie, à tout le savoir de son époque pour être en mesure de superviser cette Encyclopédie ? Inconstant, l’homme qui n’a jamais cessé de se poser des questions fondamentales sur la nature, sur l’homme ? Pourquoi existe-t-il quelque chose? Inconstant, celui qui laissa mûrir et remania les ouvrages auxquels il tenait le plus et qui ne les publia pas faisant ainsi un téméraire pari sur la postérité ? Aujourd’hui, on sait que Diderot est celui, qui dans tous les domaines, a ouvert le champ des possibles. Provocante, son œuvre émet des hypothèses hardies sans imposer de certitudes ; ce qui naguère était appelé désordre est devenu de nos jours foisonnement créateur. Denis Diderot était né à Langres, le 5 octobre 1713. Son père Didier Diderot (1675-1759), maître coutelier, était réputé pour ses instruments chirurgicaux, scalpels et lancettes. C’était un homme estimé pour sa bonté et son intégrité.
Denis Diderot était l’aîné d’une famille de six enfants dont seulement quatre atteignirent l’âge adulte : trois moururent en bas âge. En 1715 naquit sa sœur Denise dont il fut très proche. Elle vécut célibataire à Langres et fut le lien permanent et discret entre Diderot et sa ville natale. Sa seconde sœur, Angélique, (1720-1749) choisit d’entrer au couvent des Ursulines où elle mourût folle à 28 ans ; enfin naquit en 1722 un fils Didier-Pierre qui deviendra prêtre et chanoine, un homme sans générosité, qui voyait en son aîné une abomination. Il le poursuivra de sa vindicte au-delà de la mort. Le jeune Denis avait été élevé chez les Jésuites. Enfant sensible, indiscipliné, « qui savait mieux donner un coup de poing que faire une révérence ». Il était un élève brillant et, malgré ses malices et ses insolences, il avait d’excellents succès scolaires qui comblaient son père de joie. Ses maîtres eurent tôt fait de pressentir en lui le sujet d’élite et surent le convaincre de devenir un des leurs. Il annonça son intention de devenir prêtre et en 1726, il reçut la tonsure. Il est vrai qu’on on entrait en religion comme on sert l’Etat ou un parti politique ; l’Eglise était un métier qui permettait une ascension sociale. Sa crise de mysticisme fut brève ; 4 ou 5 mois, nous dit sa fille. Dans Jacques le fataliste, il évoque les fièvres et les exaltations, le goût de la mélancolie, l’inquiétude vague de l’adolescence. Même devenu militant athée, il rappellera combien les cérémonies du culte pouvaient l’émouvoir et « faire monter les larmes aux yeux », et combien il était impressionné par le silence des cloîtres. Adolescent, il ne rêvait que de fuir la petite ville de province. Une nuit de 1728, son père le découvrit prêt à partir à Paris ; il accepta de l’accompagner à Paris où il s’inscrivit au Lycée d’Harcourt où il acheva ses études secondaires Puis à la Sorbonne il fit des études de philosophie et de théologie et sans doute de droit. Son père s’exaspérait de voir qu’il ne se décidait pas à choisir une carrière. « L’état de médecin ne lui plaisait pas, il ne voulait tuer personne? Avocat ? Il avait une répugnance invincible à s’occuper des affaires des autres. « Exaspéré, il lui coupa les vivres ; il avait 19 ans et vécut de tout, de rien, et sa mère lui faisait porter quelque argent par une servante qui fit trois fois à pied le voyage de Langres à Paris. Sans le dire elle y ajoutait ses petites économies. Les années de bohèmeOn se sait rien de très précis de sa vie en ces années-là. Il traînait dans la Bohème littéraire fréquentait le Procope, la Régence, faisait des dettes, jouait aux échecs. Il avait une boulimie de lecture, de savoir. Il apprit tout seul l’anglais, comme la majeure partie de son immense savoir En mai 1742, il fit la connaissance de Jean–Jacques Rousseau qui venait d’arriver à Paris Ils avaient à peu près le même âge, fils d’artisans tous les deux, plébéiens, mais le père de Diderot était riche, celui de Jean-Jacques avait dilapidé son bien. Diderot se portait bien, solide sur ses jambes, un peu débraillé. Il était bon, généreux et chaleureux. Il savait chasser la tristesse de son ami, timide, inhibé, gauche. A ses côtés, Jean-Jacques reprenait confiance en lui. Plus qu’amis, ils se sentaient des jumeaux. Se rappelant cet heureux temps, Diderot écrira, bien plus tard : « L’amitié est la passion de la jeunesse ; c’était alors que j’étais lui, qu’il était moi... Nous n’avions qu’une bourse ; je n’étais indigent que quand il était pauvre. » Ils se voyaient chaque jour, se promenaient ensemble, rêvaient de leur avenir, jouaient aux échecs ; ils se séparèrent pendant un an quand Jean-Jacques fut nommé secrétaire d’ambassade à Venise en septembre 1743. Diderot aimait sa liberté, ses errances sentimentales et cette disponibilité de chaque instant mais il voulait toujours tout et son contraire. Il accepta l’idée de se ranger, de fonder un foyer avec une jeune lingère qui avait croisé son chemin, Toinette, et qui voulait être épousée. Pour obtenir l’accord de son père et son aide financière, il se rendit à Langres ; pour impressionner favorablement sa famille, il avait emporté les épreuves de la traduction qu’il venait de faire d’un ouvrage anglais une « Histoire de la Grèce”. Il fut bien accueilli par ses parents, heureux de voir que leur fils semblait vouloir faire carrière. Il finit par avouer qu’il voulait épouser une modeste lingère, une femme qui l’abaissait dans la hiérarchie sociale. Didier Diderot, qui avait fondé tant d’espoir sur lui, refusa catégoriquement de donner son accord. Denis s’emporta à son tour et comme il allait atteindre sa majorité légale, lui réclama sa part d’héritage. Didier Diderot, comme il en avait le droit, le fit alors enfermer dans le cachot de quelque monastère d’où il s’échappa un mois plus tard. Les fiançailles furent sur le point d’être rompues. Toinette refusait d’entrer dans une famille qui la rejetait ; mais Diderot tomba malade, elle se laissa fléchir. On décida alors de tenir ce mariage secret ; il le restera pendant six ans. Elle avait quatre ans de plus que lui et voulait le régenter, mais Diderot tenait à son indépendance, à ses habitudes de célibataire. C’est un mauvais mari, son épouse ne le fait plus rêver ; elle est trop simple. Ils sont pauvres, elle se prive, dîne d’un quignon de pain pour que Denis puisse souper dehors, retrouver ses amis de la bohème littéraire. Il s’ennuie auprès d’elle, bref, il s’avise, mais un peu tard, qu’elle n’est pas « sortable ». Il la laisse seule au foyer et ne l’emmène jamais dans les lieux qu’il fréquente. Diderot est volage mais jaloux. Sa femme est bigote, inculte. En octobre 43, quand Jean-Jacques revint d’Italie, aigri, découragé, sans ressource, il trouva son ami marié et fâché avec sa famille. Ils se retrouvèrent avec joie et émotion, toujours aussi proches. En 1744, Rousseau rencontra Thérèse, modeste servante à l’hôtel des Cordiers. « Il avait une Nanette ainsi que j’avais une Thérèse ; c’était entre nous une conformité de plus. Mais la différence était que ma Thérèse, aussi bien de figure que sa Nanette, avait une humeur douce et un caractère aimable, fait pour attacher un honnête homme ; au lieu que la sienne, pie-grièche et harengère. Il l’épousa toutefois ; ce fut bien fait s’il l’avait promis. Pour moi qui n’avais rien promis de semblable, je ne me pressai pas de l’imiter. » Le mariage de Diderot avait très vite tourné au désastre. Leur premier enfant mourut en bas–âge, le second à 4 ans ; la marraine du troisième laissa tomber le nouveau-né sur les marches de l’église ; il mourut quelques mois après. Les années, la solitude, les ennuis domestiques, les griefs accumulés transformèrent leur vie conjugale en véritable enfer. Toinette devint violente, acariâtre. Diderot se réfugiait ailleurs quand elle criait trop fort. Les travaux et les jours En 1745, il traduisit un « Essai sur le mérite et la vertu » de Shaftesbury ; nous sommes à l’époque des « belles infidèles» . Diderot n’utilise dans le texte anglais que ce qui sert sa propre argumentation. Peu après on lui confie l’adaptation d’un important « Dictionnaire médical » qui le familiarisa avec la physiologie, l’anatomie, la chimie, la botanique. Diderot et Rousseau s’étaient liés avec Condillac er d’Alembert, D’Alembert, né en 1717, était plus jeune qu’eux mais déjà célèbre. Depuis l’âge de 24 ans, il était reconnu comme un mathématiciens de génie. A 29 ans, en 1742, ans il était entré à l’académie des Sciences de Berlin. Sûr de sa valeur intellectuelle, il était sans morgue, modeste, et sans doute n’oublia-t-il jamais que quelques jours après sa naissance, sa mère, la célèbre Madame de Tencin, l’avait fait déposer sur les marches d’une église. Ces trois jeunes hommes se passionnaient pour les idées nouvelles, pour ces Lumières dont on commençait à tant parler. Ils s’intéressaient à la musique qui conjuguait plaisir, sensibilité et rigueur de la pensée; elle faisait l’objet d’une réflexion esthétique, morale et pédagogique et même politique. D’Alembert avait publié « Réflexions sur la musique en général et sur la musique française en particulier », Rousseau avait inventé un nouveau système de notation musicale et Diderot, fou de musique, lui imagina un nouvel orgue « à l’usage de ceux qui savaient un peu de musique pour composer et de ceux qui n’en savaient point du tout ». Jean-Jacques et Diderot avaient formé le projet d’une feuille périodique « Le Persifleur » qu’ils rédigeraient alternativement, mais bientôt la préparation de l’Encyclopédie lança Diderot dans un immense travail et « Le Persifleur » ne parut jamais. Ces jeunes hommes aux génies si multiples, le premier noyau du groupement philosophique, étaient prêts pour la grande aventure intellectuelle du siècle. L’initiative vint du libraire Le Breton qui voulait publier un ouvrage anglais, « Dictionnaire universel des arts et des sciences » de Chambers, qui avait connu en Angleterre un succès considérable, et pensait confier la traduction de certains articles à Diderot ; des différents assez sordides firent échouer le premier projet. Le Breton s’associa avec trois autres libraires afin de créer une œuvre originale faisant le point de toutes les connaissances. Le 16 octobre 1747, Diderot et d’Alembert furent officiellement nommés co-directeurs de cette future Encyclopédie. Rousseau se chargerait du domaine musical. Diderot fut chargé de demander le Privilège au redoutable chancelier d’Aguesseau qui dirigeait la censure et sut le convaincre. Le chancelier, adversaire des idées nouvelles, n’était pas un sot ; il mesura l’importance de l’entreprise qui servirait la politique de prestige du pouvoir, il mesurait aussi la qualité de son interlocuteur. En outre, en lui accordant le Privilège, il pensait peut-être pouvoir tenir en lisière l’apôtre véhément et incorrigible des Lumières. Le Privilège fut accordé ; les libraires commencèrent à chercher et trouver des souscripteurs. Diderot chercha des collaborateurs, spécialistes dans les multiples domaines Il y avait parmi eux des gens célèbres, mais aussi des inconnus qu’il avait rencontrés dans les salons, dans les sociétés littéraires. On en connaît 140, la plupart bénévoles ; des anonymes de toutes confessions, de plusieurs nationalités, 500 Français 9 Suisses, des Allemands etc.… Diderot, pour autant n’était pas plus sage; il avait une maîtresse, coquette, prétentieuse, Madame de Puisieux qui avait besoin d’argent. En 1747, pour « rendre service à une dame », il écrivit en quelques jours et publia anonymement sa première œuvre personnelle, d’une incroyable audace « Les Pensées philosophiques » qui se présente sous forme de dialogues, dans la lignée de Pascal. Il mettait aux prises des chrétiens et des incroyants, apparemment au profit des premiers, ce qui ne trompait personne. Ainsi dans la pensée 58, il montre un enthousiasme suspect pour les preuves de l’existence de Dieu fondées sur la Nature – argument propre aux déistes, dont il est alors proche – au détriment de la révélation chrétienne, qui n’est pas mentionnée. « Les Pensées philosophiques » révèlent déjà la maturité et la force de sa pensée. « Le scepticisme est le premier pas vers la vérité « . « On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve. » « Les Pensées » furent condamnées et brûlées. Diderot n’avait pas de protecteur, pas de réputation ; il était surveillé ; le curé de sa paroisse le dénonçait comme blasphémateur, un voisin écrivit à la Police qu’il était un homme dangereux qui parlait des saints mystères de notre religion avec mépris » Cette même année, il publia La Promenade du sceptique (le recours à la fable et à l’allégorie voile l’attaque contre le christianisme pour exalter la religion naturelle). Puis, en 1748, peut-être à la suite d’un pari, et pour subvenir aux dépenses de sa maîtresse, il écrivit Les Bijoux indiscrets, un roman libertin en apparence frivole. Mais on peut penser que cet anneau qui fait voir ce qu’il y a sous les apparences annonçait le philosophe du Neveu de Rameau. En 1749, sa Lettre sur les aveugles développait une pensée matérialiste. L’apologétique chrétienne reposait sur la vision des merveilles de la nature. Sur son lit de mort, l’aveugle Sanderson rappelle que la cécité est une forme de raté dans ce bel univers si bien ordonné, et que l’univers naît de la rencontre des atomes, ce qui peut produire des monstres. Cette pensée hardie - que Diderot place dans la bouche d’un personnage « de roman » - est certes contrée par le pasteur Holmes, mais là encore, cela ne trompe personne. Une lettre de cachet l’envoya à Vincennes le 24 juillet 1749. Enfermé dans une geôle pendant dix jours, le 13 août 1749, il déclara, afin de pouvoir sortir : « Les Pensées, Les bijoux et la Lettre sur les aveugles... sont des intempérances d’esprit qui me sont échappées.» Il put recevoir des visiteurs. Toinette venait un jour sur deux tout comme Jean-Jacques. Son père, dont il avait sollicité le pardon, lui répondit par une lettre digne et cinglante : « Songez que si le Seigneur vous a donné des talents, ce n’est pas pour travailler à affaiblir les dogmes de notre sainte religion..... Donnez au public quelque production chrétienne qui puisse démentir tout ce qu’on peut dire sur votre façon de penser.... » Mais l’incarcération de Diderot mettait en péril le projet de l’Encyclopédie ; les libraires et les souscripteurs firent pression et Diderot fut relâché après 103 jours de prison, le 3 novembre 1749. Peu après il se lia avec le Baron d’Holbach qui était, grâce au salon qu’il animait, l’une des grandes personnalités de la vie parisienne. Sa formation aux sciences naturelles lui permit de collaborer à l’Encyclopédie pour des articles de chimie et de minéralogie. Le Baron d'Holbach Diderot travaillait alors comme un forcené à la rédaction d’une réclame publicitaire, le « Prospectus» dont 8000 exemplaires furent mis en circulation en novembre 1750 pour attirer les souscripteurs. 1750 est une date clé, au milieu du règne de Louis XV (1723-1774). Il semble que brusquement se cristallisaient tous les mouvements, toutes les aspirations, toutes les lentes transformations sociales et intellectuelles qui s’étaient accumulées depuis les dernières années du règne de Louis XIV Dès 1748, paraissent les deux volumes de L’Esprit des Lois de Montesquieu. En 1749, parait le premier volume de l’Histoire naturelle de Buffon. En 1750 le Prospectus de L’Encyclopédie ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers se propose de « dresser un tableau général des efforts de l’esprit humain, dans tous les genres et dans tous les siècles » ; d’amener le lecteur à penser, en dehors de tout préjugé, de toute superstition. Il affirmait que cet ouvrage pourrait tenir lieu de bibliothèque à un homme du monde et dans tous les genres excepté le sien, à un savant de profession. L’Encyclopédie L’Encyclopédie fut la grande aventure intellectuelle du dix-huitième siècle. Présentée comme une œuvre de compilation, elle n’en est pas moins un manifeste philosophique qui place l’homme au centre de l’univers. Les encyclopédistes se proposaient « de tout examiner, de tout remuer sans exception et sans ménagement et de mettre le savoir à la portée de tous.» La multiplication des illustrations participe de cette volonté. Diderot l’annonçait : « Un coup d’œil sur l’objet ou sur sa représentation en dit plus long qu’une page de discours. » Les philosophes des Lumières incarnent un courant de pensée audacieux et subversif, l’esprit critique guidé par la Raison s’étend à tous les domaines et prône une nouvelle conception du bonheur sur la terre et non dans l’au-delà. Montesquieu écrit : « Il ne faut pas beaucoup de philosophie pour être heureux : il n’y a qu’à prendre des idées un peu saines. Une minute d’attention suffit, et il ne faut point pour cela entrer dans un cabinet pour se recueillir.» Les encyclopédistes se lançaient dans une bataille à la fois morale, sociale, politique et scientifique Ils s’arrogeaient le droit de dire le monde et les lois qui le gouvernent ôtant ainsi la parole au pouvoir monarchique et clérical. C’est l’apparition dans la société française de « l’intellectuel » comme une puissance sociale autonome. L’histoire de l’Encyclopédie sera celle d’un affrontement entre philosophes et gardiens de la doctrine catholique dont l’enjeu est le pouvoir intellectuel et le sujet une conception du monde. Prévue en dix volumes, l’Encyclopédie atteindra, à son achèvement, 28 volumes, soit 17 volumes d’articles et 11 volumes de planches : 18.000 pages de texte environ. Les 8 premiers volumes Un volume est publié chaque année entre 1751 et 1757. Le premier volume, paru en 1751, commence par un Discours préliminaire signé de d’Alembert, en accord avec Diderot, Rousseau, et Condillac, qui énonçait les principes de « l’entreprise », « la connaissance vient des sens et non de Rome ou de la Bible. » Le classement alphabétique allait permettre de ruser, de faire passer des observations dangereuses sous une rubrique en apparence anodine ; l’article parfois se fait dialogue ; on dit « je « , on commente, on discute, on renvoie à un autre article, on adopte un profil bas puis l’article suivant où un codicille laisse surgir la vérité. Ainsi le renvoi qui achève l’article anthropophagie « Eucharistie. Communion » . En 1751, Diderot fit la connaissance du chevalier de Jaucourt qui sera un collaborateur infatigable et ne l’abandonnera jamais même aux heures les plus noires. Protestant, cultivé, il avait une extraordinaire puissance de travail. Il était fasciné par la grandeur de l’entreprise ; il lui arrivera de la renflouer. La même année Jean-Jacques lui présenta Grimm à qui il vouera une amitié passionnée et Damilaville qui lui aussi sera un ami fidèle. Diderot et Grimm L’Encyclopédie, dès sa parution, connut un immense succès 2.075 exemplaires, soit 450 de plus que prévu, et suscita de vives réactions hostiles de la part des adversaires des Lumières. Il en ira de même pour chaque volume. En 1751 éclata l’affaire de l’abbé de Prades. Cet ecclésiastique avait soutenu en novembre 1751 une thèse jugée parfaitement conforme par le jury mais dont on s’aperçut trois mois plus tard qu’elle était hérétique, scandaleuse. La Sorbonne n’avait pas remarqué que la thèse reprenait pour l’essentiel les doctrines professées par d’Alembert dans son Discours préliminaire. Prades dut s’enfuir à l’étranger ; or il était un ami de Diderot et avait écrit pour le second volume de l’Encyclopédie l’article « certitude » . On commença à dire que seul Diderot avait été assez rompu à la rhétorique, assez rusé pour avoir su berner ainsi la Sorbonne. Ce fut une véritable tempête. Les jansénistes se déchaînèrent contre les Jésuites et la Sorbonne ; les Encyclopédistes furent ravis de l’occasion qui leur était donnée de saper l’autorité des théologiens et de tourner l’institution en ridicule. Le second volume parut en janvier 1752. L’archevêque de Paris et le précepteur du Dauphin tentèrent de persuader le roi que ces doctrines pernicieuses allaient faire s’effondrer le royaume puisqu’elles avaient su pénétrer jusqu’au cœur même de l’institution. Il fallait donc une réaction ferme. Le 7 février 1752 un arrêt du Conseil blâma l’entreprise ; la vente des deux premiers volumes fut interdite. Malesherbes avait remplacé d’Aguesseau à la censure On conseilla à Diderot de se cacher ou de fuir. Il n’en fit rien ; il a accordé toute sa confiance à Malesherbes Malesherbes, parfaitement intègre, fidèle à la monarchie, est convaincu que son rôle n’est pas de brimer la vie intellectuelle mais, au contraire, de procurer aux gens de lettres la liberté d’écrire. Il sait que la France ne peut prendre la tête des nations modernes qu’en donnant toute leur place aux écrivains, aux penseurs, aux savants ; qu’on ne parviendra pas à empêcher l’expression des idées. Il est évident que sans Malesherbes l’Encyclopédie aurait sombré. Pendant treize ans, les années cruciales de l’Encyclopédie, il saura résister à l’autoritarisme des champions de l’ordre, protéger les écrivains même si parfois il doit plier sous la pression de leurs adversaires. En 1752, il sauva l’Encyclopédie et empêcha que Diderot se retrouvât à la Bastille. C’est chez lui ou peut-être chez le chancelier, son père, que Diderot entreposa tous les manuscrits déjà rédigés pour les prochains volumes. Malesherbes ne put empêcher la condamnation et la suppression des deux premiers volumes mais il obtint qu’on « oublie » de révoquer le Privilège accordé à la publication. D’où ce paradoxe : ses thèses sont déclarées infâmes, les volumes existants interdits (mais cachés chez Malesherbes), ses auteurs dénoncés par tous les pouvoirs en place, pourtant elle peut continuer de paraître. Le « Journal de Trévoux « voudrait reprendre à son compte l’Encyclopédie ce qui aurait donné aux Jésuites un rôle dominant dans la bataille des idées». De leur côté les Jansénistes, nombreux au Parlement, voudraient profiter de l’affaire de Prades pour abattre la domination de la Sorbonne. Diderot va profiter de cette division et publie anonymement une troisième partie à l’apologie de l’abbé de Prades dans laquelle l’abbé se justifiait des calomnies dont on l’accablait. Il s’amuse à défendre benoîtement l’autorité des Jésuites attaquée par les Jansénistes. L’affaire de Prades se termina par une victoire des idées nouvelles. Malesherbes réussit à empêcher la main mise des Jésuites sur l’Encyclopédie; on chargea seulement trois théologiens d’exercer leur surveillance sur tous les articles ; de fait jusqu’au dernier volume tous les articles seront paraphés par au moins un des censeurs. Ce compromis provoqua la colère de d’Alembert qui envisagea de poursuivre le travail à l’étranger, chez le roi de Prusse mais Voltaire l’en dissuada. « Il y a ici prodigieusement de baïonnettes et fort peu de livres» . En fait il s’agit là d’une première fissure dans le front des Encyclopédistes. D’Alembert, membre de l’Académie des sciences, mathématicien renommé, a une haute idée du rôle de l’intellectuel tout comme Diderot mais il croyait encore au triomphe de la raison et de l’esprit. Or il venait de comprendre que leur entreprise ne ferait pas l’économie d’un combat politique, d’un affrontement avec l’autorité qu’il n’était pas décidé à entamer frontalement. Sa ligne de conduite sera de noyauter d’infiltrer les académies. Diderot n’est pas l’homme du silence, du secret, il est hardi, remuant, compromettant. On voit déjà se dessiner deux stratégies différentes. Une sorte de branche réformiste à laquelle se ralliera Voltaire et une branche radicale avec d’Holbach et Diderot. D’Alembert accusera Diderot d’une intransigeance qui favorise la chasse aux sorcières, Diderot accusera d’Alembert de déserter par peur des représailles. En 1752, la querelle des Bouffons fut l’occasion d’une des plus fameuses discussions musicales du siècle qui opposa les partisans de l’opéra italien aux admirateurs du style français. La polémique commença avec la représentation de « La Serva padrona » de Pergolèse. La troupe des Bouffons italiens y développait une esthétique d’un théâtre musical fondé sur le naturel et la mélodie et qui allait à l’encontre de la tradition française de Lulli et raffinée par Rameau. Les défenseurs du classicisme se regroupaient dans « le coin du roi », les admirateurs de l’opéra italien dans « le coin de la reine « Les Encyclopédistes se rangeaient dans le « coin de la reine « ; parmi eux Rousseau et Grimm. Diderot prit fait et cause pour ses amis, qui intervinrent brillamment dans cette polémique mais il prit de la hauteur dans ce débat. Il ne voulait pas attaquer de front Rameau ; le musicien du roi était puissant et avait accepté de revoir ou de corriger ce qui lui semblerait insuffisant ou erroné. Rousseau lui ne fit guère dans la nuance et publia sa « Lettre sur la musique française » qui fit un énorme bruit. « Le chant français n’est qu’un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue...les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. » Diderot, beaucoup plus modéré, veut réformer l’opéra à la française et non le condamner. L’opéra selon ses vœux sera celui de Gluck « Orphée » dont la version française fut jouée à Paris en 1774. 1752-1755 - Des années heureuses Tandis que paraissaient les volumes 3, 4 et 5 Diderot vivait des années heureuses. Rémunéré par les Libraires, il pouvait faire vivre sa famille. Son ménage connaissait une accalmie. Sa femme avait été reçue à Langres et Didier Diderot l’avait accueillie affectueusement. En 1753, Nanette donna naissance à un quatrième enfant, Marie-Angélique. Elle sera la grande passion de ce père tendre et attentif. Diderot fut si heureux qu’il accepta de voir l’enfant voué à la Vierge et à Saint François. Il avait même une vague idée du gendre qu’il lui choisirait dans une famille de Langres, amie de son père. Diderot était satisfait de son statut, de son réseau de relations, de la renommée dont il jouissait chez les bourgeois éclairés et dans les classes supérieures ; cependant, il ne se faisait pas d’illusions, il savait que les barrières sociales continuaient d’exister. Il fréquentait peu « les riches » du parti philosophique. Il préférait la compagnie de ses pairs ou des gens de petite noblesse, comme le baron d’Holbach, dont la fortune était considérable et qui accueillait généreusement ses amis philosophes. Rousseau, en ce temps-là, s’y rendait également, il lisait certains de ses textes, participait aux débats, écoutait de la musique mais il ne s’y trouvait pas très à l’aise. Il avait le sentiment de ne plus reconnaître en Diderot l’ami fiévreux du temps de leur bohème. En décembre 1753 Malesherbes autorisa la publication anonyme De l’interprétation de la nature divisé en 58 chapitres brefs. Il avait deviné que cet ouvrage était de Diderot. Un livre écrit au fil de la plume, comme une façon de mettre de l’ordre dans sa pensée. Diderot s’aventure dans l’étude des origines de la vie et des différentes espèces, et esquisse prudemment les prémices d’une théorie de l’évolution « De même que dans les règnes animal et végétal, un individu commence, s’accroît, dure, dépérit et passe ; n’en serait-il pas de même des espèces entières ? Si la foi ne nous apprenait que les animaux sont sortis des mains du Créateur tels que nous les voyons, et s’il était permis d’avoir la moindre incertitude sur leur commencement et sur leur fin, le philosophe abandonné à ses conjectures ne pourrait-il pas soupçonner que l’animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers, épars et confondus dans la masse de la matière ; qu’il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu’il était possible que cela se fit ; qu’il s’est écoulé des millions d’années entre chacun de ces développements ; qu’il a peut-être encore d’autres développements à subir, et d’autres qui nous sont inconnus. La religion nous épargne bien des écarts et bien des travaux. Si elle ne nous eût point éclairés sur l’origine du monde et sur le système universel des êtres, combien d’hypothèses différentes que nous aurions été tentés de prendre pour le secret de la nature ? Ces hypothèses, étant toutes également fausses, nous auraient paru toutes à peu près également vraisemblables. La question, pourquoi il existe quelque chose, est la plus embarrassante que la philosophie pût se proposer, et il n’y a que la révélation qui y réponde.» Par ce texte il révolutionnait la philosophie des sciences et il s’ouvrait, a-t-on dit, avec plus de deux siècles d’avance, à la physique nucléaire. En 1753 parût le troisième volume, le quatrième en 1754. Mais le quatrième volume inquiétait les censeurs car il devait traiter un sujet épineux : la bulle « Unigénitus » signée par le pape en 1713 et qui condamnait les thèses jansénistes ; l’archevêque de Paris en 1752 avait enjoint à son clergé d’interdire la communion à tous ceux qui ne présenterait pas un « bulletin de confession » attestant que l’on reconnaissait la bulle papale. Or une partie du clergé refusait d’accepter et le Parlement, où les Jansénistes étaient influents, réprouvaient le mandement de l’archevêque. Le roi était partagé entre le désir d’écraser la rébellion du Parlement et celui de se préserver de l’impérialisme des Jésuites. La monarchie ne pouvait ignorer ni l’emprise que les Jésuites exerçaient sur les esprits dans leurs écoles, ni la réévaluation critique que menaient les encyclopédistes. Malesherbes surveillait de très près la rédaction de cet article mais sa perplexité en dit long sur les paradoxes de l’époque. Les Encyclopédistes, anticléricaux notoires, allaient-ils se poser en arbitre dans une querelle théologique ? Les choses s’arrangèrent sans éclat et les patrons de l’Encyclopédie étaient au faîte de leur réussite. Les cinquième et sixième volumes parurent . Diderot travaillait frénétiquement, il avait élargi le cercle de ses collaborateurs, ses propres articles prenaient de l’ampleur. Il écrivit un bel éloge de Montesquieu, mort cette même année. Il fut le seul à accompagner son convoi, comme le chef de file du « parti philosophique ». Le début des orages Les frères ennemis En 1751, Rousseau, qui, jusqu’alors, ne jouissait que d’une certaine notoriété de musicien, devint célèbre du jour au lendemain, quand fut publié son Discours sur les Sciences et les Arts. La gloire lui fut encore bien douce, le 18 octobre 1752, lors de la Première du Devin de village, donnée avec un immense succès devant le roi Louis XV. Désormais célèbre et recherché par tous, Jean-Jacques avait décidé d’entreprendre sa réforme et de vivre de son métier de copiste de musique. Désertant le combat des encyclopédistes, en 1756 il s’était retiré à l’Ermitage, que Louise d’Epinay, son amie, avait aménagé pour « son ours » à la limite de son domaine de La Chevrette. Louise d'Epinay Cette retraite changeait les relations avec ses amis. Diderot était engagé corps et âme dans cette entreprise collective à laquelle il allait consacrer 20 ans de sa vie. Pour lui, la place du philosophe était au cœur de la cité, au milieu de la scène sociale. Pour sauver l’Encyclopédie, il savait qu’il devrait accepter des compromis, ne parler que de biais. Rousseau, pour sauvegarder son indépendance, lui, avait opté pour la retraite, la pauvreté. Cette retraite ne pouvait apparaître à Diderot que comme une désertion. Le 10 mai 1757, il lui écrivait : « Adieu le citoyen. C’est pourtant un citoyen bien singulier qu’un ermite ». Quand Rousseau reçut le texte de la pièce, écrite par son ami, Le fils naturel, il se sentit visé par les mots : « L’Homme de bien est dans la société et il n’y a que le méchant qui soit seul ». Or, pour Rousseau, seul le pauvre était libre. « Ecrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie et tué mon talent... Rien de vigoureux ne peut partir d’une plume vénale... J’ai toujours senti que l’état d’auteur n’était et ne pouvait être illustre et respectable qu’autant qu’il n’était pas un métier... Mon métier pouvait me nourrir si mes livres ne se vendaient pas ; et voilà précisément ce qui les faisait vendre. » Pourtant, malgré ces malentendus, Diderot lui manquait. Il lui reprochait de ne pas venir le voir. .. Ils se querellaient par lettres. Grimm, devenu le compagnon de Louise d’Epinay, ne fit que mettre de l’huile sur le feu. « L’ours » trouvait que Louise d’Epinay ne respectait pas sa solitude, qu’elle l’invitait trop souvent à La Chevrette. Il ne supportait plus sa sollicitude et ses menus cadeaux que Thérèse et sa mère s’empressaient d’accepter. Bientôt l’amour de Jean-Jacques pour Sophie d’Houdetot, belle-sœur de Louise, vint tout compliquer. A La Chevrette, on en faisait des gorges chaudes. A son retour, Saint Lambert n’avait nul soupçon. Il redoutait seulement « l’austérité des principes » de Rousseau, sa rigueur, qui l’auraient amené à tenter d’éloigner Sophie de son amant ! Diderot vint, à pied, voir son ami et Rousseau lui confia le secret de sa passion (mais seulement à moitié car il lui avait dit que Sophie ignorait tout). Diderot lui conseilla de tout avouer honnêtement à Saint Lambert pour se délivrer de sa culpabilité et de sa gêne. Jean–Jacques lui affirma qu’il allait suivre son conseil. Mais il n’en fit rien. Diderot, croyant que Jean-Jacques s’était confessé, parla ouvertement à Saint Lambert de la malheureuse passion de leur ami. Saint Lambert ne mit pas en doute la fidélité de sa maîtresse, mais fut blessé par le silence menteur de Jean-Jacques. Et Jean-Jacques, lui, se crut trahi par Diderot La querelle s’envenima lorsque Louise d’Epinay partit pour Genève. Diderot lui avait conseillé de l’accompagner mais il refusa. Cette fois, malgré une réconciliation apparente, des excuses, la rupture n’était pas loin d’être consommée entre eux. Déjà, Louise d’Epinay et Grimm avaient rompu avec lui. Il avait quitté l’Ermitage en décembre 1757 et s’était installé à Montlouis. Les deux amis s’éloignaient l’un de l’autre. Être l’ami de Jean-Jacques n’était pas chose aisée! En 1758, il lança comme un brûlot sa Lettre sur les Spectacles en réponse à l’article de Genève paru dans L’Encyclopédie ; un pamphlet déroutant, remarquablement argumenté, qui vitupérait le théâtre corrupteur des mœurs. Il rompait officiellement avec la pensée des Lumières et avec Diderot : « J’avais un Aristarque sévère et judicieux, […] je n’en veux plus […] il manque bien plus à mon cœur qu’à mes écrits.» En outre, il avait ajouté à cette lettre une note fielleuse qui blessa profondément Diderot : « Si tu as tiré l’épée contre ton ami, ne te désespère pas : il peut revenir ; si tu as ouvert la bouche contre ton ami, ne crains pas : une réconciliation est possible ; sauf cas d’outrage, mépris, trahison d’un secret, coup perfide car alors ton ami s’en va.» En fait le drame se déroulait sur deux plans : ils étaient l’un comme l’autre ulcérés, malheureux. Mais Rousseau et lui étaient désormais des ennemis. Pourtant, passés ces moments de crise, Diderot tenta, à plusieurs reprises, de renouer avec lui, mais Jean-Jacques resta muré dans le silence. Quand Rousseau vint à Paris avant son départ pour l’Angleterre il aurait aimé que son ex-ami vînt le voir. Rousseau fit alors de nombreuses visites, mais ne se rendit pas chez lui. Diderot écrivit alors à Sophie : « Je fais bien de ne pas rendre l’accès de mon cœur facile. Quand on y est entré une fois, on n’en sort point sans le déchirer ; et c’est une plaie qui ne cicatrise jamais bien ». Lors de la rupture avec Hume qui fit tant de bruit, il s’abstint de se mêler au chœur qui s’éleva contre l’irascible Genevoix. L’Encyclopédie et la censure Les tomes 5, 6 et 7 avaient paru, mais les attaques contre l’Encyclopédie et les philosophes se multipliaient. Depuis janvier 1757, date de l’attentat de Damiens, la répression se faisait plus rigoureuse ; l’entourage du roi accusait les philosophes de saper la religion, de se moquer de l’autorité et d’armer le bras des assassins. Désormais on voulait abattre le parti philosophique. On attaquait Diderot, mais aussi d’Alembert à la suite de son article « Genève » paru en novembre 1757 dans le tome 7. Or, c’est au moment où l’Encyclopédie courait les plus grands risques, que Rousseau se désolidarisa de leur combat. Sur la scène du théâtre intellectuel, la querelle entre les deux hommes devenait un procès, un enjeu politique. En effet, si Rousseau se présentait comme l’homme vertueux qui s’opposait aux philosophes, c’est toute la prétention des Encyclopédistes à fonder une morale laïque qui était battu en brèche. Ce procès se poursuivra bien au-delà de la mort des protagonistes. En 1758, les attaques et les libelles contre l’Encyclopédie et les philosophes s’étaient multipliés : un ouvrage satirique les présentait comme des sauvages ayant du venin sous la langue et les surnomme les « cacaouacs « D’Alembert envisageait d’abandonner. Voltaire sentait le vent tourner et conseillait de prendre de la hauteur. Diderot répondit superbement à Voltaire qu’il continuerait, tout seul s’il le fallait sans d’Alembert. Il faisait front ; et pas seulement au nom des grands principes mais au nom de tous ceux qui vivaient de la publication ou y avaient engagé leur fortune. La publication fut suspendue, les libraires étaient prêts à abandonner Diderot pour récupérer d’Alembert. Diderot était alors dans une totale solitude intellectuelle et morale Une campagne antiphilosophique commença, virulente à laquelle participèrent Palissot et Fréron qui eut pour effet immédiat de resserrer les rangs. Cette même année, Helvétius avait publié « De l’esprit » et déclenché les foudres du pouvoir « Pour perdre M. Diderot, on a publié partout qu’il était l’auteur des morceaux qui avaient révolté dans l’ouvrage de M. Helvétius. « En janvier 1759 la publication fut interdite et le livre brûlé, C’était l’occasion rêvée d’abattre les philosophes. Le Parlement requit contre l’Encyclopédie. Le 10 février 1759, les sept volumes de l’Encyclopédie furent « lacérés et brûlés par la main du bourreau. » Les tomes publiés furent mis à l’index, menacés d’être saisis. Le 8 mars 1759 le conseil du roi révoqua le privilège de l’Encyclopédie ; d’Alembert et Voltaire quittèrent l’entreprise. On perquisitionna chez Diderot, mais on n’y trouva rien car les manuscrits étaient cachés chez Malesherbes. Voltaire proposa à Diderot de l’aider à publier l’Encyclopédie en Prusse. Diderot refusa. Il avait dû promettre de ne pas quitter Paris. Il ne put se rendre à Langres auprès de son père à l’article de la mort. Didier Diderot, mourut à Langres en juin 1759. Cette disparition ne fit qu’ajouter à sa douloureuse crise de conscience. Diderot avait 46 ans ; avec la mort de ce père intègre, sévère mais tant admiré, il découvrait le sentiment de sa propre finitude. Il ne sera plus jamais tout à fait le même, quelque chose en lui s’était brisé. Ces six premiers mois de l’année 1759 l’avaient frappé rudement, il était à terre. Celui qui se relèvera sera différent, plus lucide, plus sensible encore, débarrassé des illusions de la gloire : il confiera à l’avenir ce que le présent ne pouvait entendre. Une publication clandestine Les libraires, qui avaient engagé de grosses sommes dans cette affaire, le soutenaient ; ils lui demandèrent de poursuivre son ouvrage et tentèrent d’infléchir les décisions du monarque. Ils faisaient valoir le désastre que serait la publication de l’ouvrage à l’étranger qui ne demandait pas mieux, sans compter le préjudice que serait le licenciement des ouvriers qui travaillaient dans l’entreprise. Une fois encore Malesherbes sauva l’entreprise. Grâce à sa protection elle se poursuivra dans la clandestinité L’Encyclopédie, une impression clandestine La rétribution accordée à Diderot était maigre mais il la trouvait « honnête » Il se retrouva seul avec le chevalier de Jaucourt ; il reconstitua une équipe, mais bien des nouveaux collaborateurs n’avaient pas la même envergure. Jaucourt, travailleur infatigable était un homme de grande qualité humaine et intellectuelle mais il ne pouvait faire face à tout. L’enthousiasme était brisé ; Diderot assumait seulement ses responsabilités. Néanmoins il travaillait comme un forcené, 12 heures par jour pour relire des articles sur des sujets qu’il ne maîtrisait pas très bien. Il ne donnera que 28 articles pour le neuvième volume et seulement 68 pour les huit derniers alors qu’il en avait écrit plus de 3.500 pour les premiers volumes. La fin de l’Encyclopédie comme passion intellectuelle marquait un tournant : il cessait d’être homme de lettres pour devenir écrivain. En septembre 1759, Malesherbes donna son accord pour que fussent publiés quatre volumes de planches de l’Encyclopédie, moyen de ressusciter un ouvrage condamné. Pour Diderot cette publication était tout aussi importante que celle des articles ; il voulait, par des gravures d’un caractère scientifique irréfutable, donner ses lettres de noblesse au travail, abolir la distinction entre « arts nobles » et « arts utiles » . Diderot était un divulgateur. Divulguer les connaissances, élever les techniques les plus humbles à la dignité du savoir, faire découvrir les mécanismes, les processus, s’approcher de tous les secrets métaphysiques, ou artisanaux, physiologiques ou esthétiques, ce fut la préoccupation de toute sa vie et son projet politique. Les ennemis avaient senti le danger. Fréron l’attaqua dans « L’année littéraire » ; il affirmait que les planches avaient été copiées, volées, plagiées. Une commission d’enquête lavera Diderot de tout soupçon ; « L’année littéraire » de Fréron se vit contrainte par Malesherbes de publier le démenti. Les adversaires ne désarmaient pas. En 1760, Palissot fit jouer sa pièce « Les philosophes modernes » dans laquelle il s’en prenait non aux idées de ses adversaires mais à leurs personnes. Rousseau qui avait exalté l’innocence de l’homme primitif arrivait sur scène à quatre pattes en broutant l’herbe. Diderot travaillait souvent à Granval chez le baron d’Holbach En 1762, Catherine de Russie chargea Voltaire de transmettre à Diderot la proposition de venir achever l’Encyclopédie en Russie ; il déclina courtoisement cette offre. Il n’avait pas de fortune et voulait constituer une dot pour sa fille ; il chercha à vendre sa bibliothèque mais on ne lui offrait que des sommes dérisoires. Par l’entremise de Grimm, c’est Catherine II qui l’acheta que mais en le laissant dépositaire de ses livres sa vie durant et elle y ajoutait le paiement d’une rente annuelle. Diderot en resta, dit un de ses amis « dans un véritable état de stupeur pendant 24 heures ». En contrepartie il devenait le « chasseur de têtes » de l’impératrice, chargé de lui envoyer tous les artistes ou intellectuels de talent qui accepteraient de se rendre en Russie. Mais il déclina pour lui-même l’invitation de Catherine II. Si la rédaction de l’Encyclopédie se poursuivait dans la clandestinité elle ne jouissaient pas cependant jouir de toutes les libertés qu’auraient pu lui conférer cette clandestinité. Il fallait agir comme si un jour l’ouvrage devait être accepté. Les libraires avaient décidé de publier en une seule fois les dix derniers volumes. Diderot envoyait régulièrement les articles terminés Ils étaient imprimés tels que les auteurs les avaient écrits puis envoyés à Diderot qui après avoir relu chaque épreuve mettait sa signature pour « bon à tirer » . Ensuite, par mesure de précautions tous les manuscrits étaient détruits à peine imprimés, donc il n’en reste nulle trace. Or, Le Breton qui voulait prévenir les orages exerça de son propre chef une censure sur tous les articles, il supprimait tout ce qui lui semblait trop hardi, mutilait les textes. L’impression touchait à sa fin lorsque Diderot s’aperçut de ce massacre. Il avait une telle mémoire qu’il pouvait relever les coupures faites dans les articles. Mais que pouvait-il faire ? Attaquer Le Breton en reconnaissant qu’il avait continué à écrire et à faire éditer un ouvrage solennellement interdit ? Le piège se refermait sur lui. Le gouvernement qui fermait les yeux sur la fabrication de cet ouvrage pouvait réagir si Diderot rompait le pacte de clandestinité. L’absence de censure préalable était un appel constant à l’autocensure, c’est bien ainsi que l’avait compris Le Breton en taillant sans respect ni compétence dans les articles qu’il imprimait. Cette fois Diderot fut très profondément affecté. Il écrivit à Le Breton : » J’en ai pleuré de rage en votre présence ; j’en ai pleuré de douleur chez moi. J’ai trop souffert et je souffre trop « . Il fallut des années avant qu’il lui pardonnât. Curieusement les auteurs des articles ainsi mutilés ne se plaignirent pas, sans doute trop heureux que l’ouvrage enfin vît le jour. Diderot considère que le contrat intellectuel qu’il avait passé avec la société de son époque a été imparfaitement rempli. Il s’en détache définitivement et la juge sans pitié : « Ce fut un gouffre où ces espèces de chiffonniers jetèrent pêle-mêle une infinité de choses mal digérées, bonnes, mauvaises, détestables, vraies, fausses etc... » Les volumes, rédigés clandestinement, parurent tous en 1765. Onze Volumes de planches furent publiés 1762 à 1772, (environ 250 planches par volume). Malesherbes avait été remplacé par Sartine depuis 1763. Sartine trouva un compromis ridicule : on autorisa la distribution de l’ouvrage à l’étranger et en province, mais elle fut interdite à Paris et à Versailles. Le 22 août 1765, l’Eglise de France avait renouvelé sa condamnation de l’Encyclopédie. Le roi avait besoin de l’argent de l’Église, mais pour les autorités ecclésiastiques ce serait « donnant, donnant » de bons écus mais contre des sanctions sévères contre les ouvrages qui critiquaient la religion. Elles présentèrent une requête au roi pour pouvoir exercer son droit de censure sur la librairie. Le Breton fut embastillé pour avoir envoyé l’Encyclopédie à quelques souscripteurs influents demeurant à Versailles. Il fut libéré très vite, mais l’interdiction officielle ne fut jamais levée. Pour comprendre l’importance des risques encourus par ceux qui prenaient à la légère les exigences de l’Église, il faut rappeler que l’année suivante, en 1766, le chevalier de La Barre, fut condamné à la torture et à la mort pour « avoir passé à 25 pas d’une procession sans ôter son chapeau et avoir chanté deux chansons impies » . Condamné sur un dossier inexistant, il eut « la langue coupée, la tête tranchée, le corps brûlé ». Les parlementaires diront que l’attitude impie du chevalier était « l’effet funeste de l’esprit philosophique qui se répand en France » Diderot se savait en danger. Depuis des années, il vivait dans la peur d’être embastillé jusqu’à la fin de ses jours. On lui avait conseillé de fuir. « Je sais qu’ils viennent d’égorger un enfant pour des inepties qui ne méritaient guère qu’une légère correction paternelle et que quand ils voudront me perdre, je serai perdu ». S’il décide de rester , c’est d’une part parce qu’il est courageux et d’autre part parce que sa vie, les êtres qu’il aime sont à Paris, sa fille Angélique, son ami Grimm et la femme de sa vie, Sophie Volland Diderot et Grimm Melchior Grimm (1723-1807), jeune allemand, fils d’un pasteur luthérien était un homme brillant, d’une grande culture. Froid mais aimable, il fut très vite un proche ami des Encyclopédistes et devint célèbre comme critique musical et écrivain. Melchior Grimm « De quoi s’avise donc ce Bohémien d’avoir plus d’esprit que nous ? » écrivait Voltaire. Bien des critiques jugent sévèrement son ambition, sa trop grande révérence à l’égard de Catherine II. Sans doute ses défauts s’accentuèrent-ils avec l’âge, pourtant, il était estimé des gens de lettres, ami de Voltaire et de Diderot qui eut pour lui une vraie passion. Aveugle à son ambition, à son égoïsme, Diderot fit preuve à son égard d’une générosité sans limites et se laissa exploiter sans mesure par lui. Ainsi pendant ces années au cours desquelles il « encyclopédise » comme un forcené, il a accepté de remplacer son ami qui, jusqu’alors, faisait pour la Correspondance littéraire les comptes rendus des expositions de peinture et de sculpture de l’Académie royale La Correspondance littéraire En 1753, Grimm avait pris la direction de La Correspondance littéraire. C’était un journal manuscrit qui était envoyé aux princes éclairés et à l’aristocratie européenne, une gazette de la vie parisienne, du « tout Paris » littéraire, culturel, mondain. Elle informait ses abonnés de toutes les activités culturelles et mondaines Témoin le « discours philosophique « que Grimm s’amuse à prononcer chez le Baron d’Holbach, le jour de l’an 1770 : « Mère Geoffrin fait savoir qu’elle renouvelle les défenses et les lois prohibitives des années précédentes et qu’il ne sera pas plus permis que par le passé de parler chez elle ni d’affaires de la cour, ni d’affaires du nord, ni d’affaires du midi, ni d’affaires d’orient, ni d’affaires d’occident, ni de politique, ni de finances, ni de paix ni de guerre, ni de religion ni de gouvernement, ni de théologie ni de physique, ni de métaphysique, ni de grammaire, ni de musique... ». Ou encore lorsque Julie de Lespinasse, chassée par Mme du Deffand, s’installa Rue Saint Dominique, dans une maison plus modeste : « Sœur de Lespinasse fait savoir que sa fortune ne lui permet pas d’offrir ni à dîner, ni à souper et qu’elle n’en a pas moins envie de recevoir chez elle, les frères qui y voudront venir « digérer » . La Correspondance offrait parfois le texte de pièces de théâtre que des spécialistes notaient en sténographie. C’est l’un des documents les plus riches dont nous disposons sur la vie littéraire au Siècle des Lumières. Comme elle circulait par la valise diplomatique, elle échappait tout contrôle et jouissait d’une totale liberté dans tous les domaines. Elle pouvait faire connaître des œuvres littéraires dont la censure eût interdit la publication Tous les grands noms des Lumières y ont collaboré. Le Patriarche de Fernay y lança quelques brûlots. Les collaborateurs n’hésitaient pas à aborder des questions qui concernaient aussi bien l’activité économique que la tolérance. Diderot et les Salons Diderot, en reprenant la rubrique artistique, en modifia radicalement la nature et l’envergure : chacun de ses Salons était présenté sous la forme d’une lettre à Grimm, où ce dernier insérait parfois quelques commentaires. Pris au jeu et convaincu de la fonction morale de l’art et du développement du goût, Diderot rédigea en tout neuf Salons de 1759 à 1781. Ses connaissances techniques, en se développant, enrichirent progressivement ses comptes rendus, jusqu’en 1767. À partir de 1769, les Salons furent plus brefs, Diderot y consacra moins de temps. Ces Salons, restés manuscrits du vivant de Diderot, et lus par les seuls abonnés de la Correspondance littéraire, loin de la France, ne furent publiés qu’à partir de l’édition posthume des œuvres de Diderot établie par Jacques-André Naigeon en 1798. Cette confidentialité permit à Diderot le ton très libre et sans concession de sa critique, qui valut aux Salons leur succès. Aujourd’hui, l’importance de ces écrits est largement reconnue et Diderot est considéré comme l’un des pionniers de la critique d’art. Il fut sans doute le premier à transformer la critique d’art en genre littéraire. Grimm, de plus en plus fasciné par les Grands de ce monde, s’absentait souvent pour de longs voyages à l’étranger, et, à partir de 1771, il confia la direction de la Correspondance littéraire à Diderot et à Louise d’Epinay. Sophie Volland : Une longue histoire d’amour C’est vraisemblablement en 1755 qu’il fit sa connaissance Elle s’appelait Louise-Henriette, c’est Diderot qui choisit de la nommer Sophie. Il eut avec elle une liaison passionnée et douce pourtant. Le 23 juillet 1759 « Jamais passion ne fut plus justifiée par la raison que la mienne. N’est-il pas vrai, ma Sophie, que vous êtes bien aimable ? Voyez-vous bien, voyez combien vous êtes digne d’être aimée, et connaissez combien je vous aime.» 3 août 1759 « Je ne sais si mon sentiment n’est pas au-dessus de toutes les épreuves de la vie (…) Mon père avait une amie. C’était une parente pauvre, bonne femme, et de son âge à peu près. Ils tombèrent malades presque en même temps. Mon père mourût le jour de la Pentecôte. Elle apprit sa mort et mourût le lendemain. Ma sœur lui ferma les yeux, on les a enterrés côte à côte. » Leur longue liaison connut une fin assez identique. Seule la mort les sépara. Sophie mourût le 22 février 1784, Denis Diderot le 31 juillet de la même année. Angélique, la fille de Diderot et de Toinon la mal aimée, écrivit : « Mon père prit pour la fille de Madame Volland une passion qui a duré jusqu’à la mort de l’un et de l’autre. Quelque temps avant sa mort, il perdit Mademoiselle Volland, objet de sa tendresse. Il lui donna des larmes, mais il se consola par la certitude de ne pas lui survivre longtemps. « Sophie Volland était née en novembre 1716 dans une famille de la bourgeoisie assez opulente, et elle demeura célibataire, sans doute par choix ou victime de l’égoïsme de sa mère. Elle demeure pour nous enveloppée d’un halo mystérieux car d’elle il ne reste nulle trace ; on ignore ses traits. Il existait deux portraits aujourd’hui disparus. Diderot en possédait deux, dont un peint par Anne Vallayer-Coster, qu’il avait fait enchâsser dans la reliure d’un volume du poète latin Horace, portrait auquel il fait allusion dans une lettre écrite de Granval, le 5 octobre 1759. « On m’a installé dans un petit appartement séparé, bien tranquille, bien gai et bien chaud. C’est là que, entre Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C’est mon occupation depuis six heures du matin jusqu’à une heure. » Ce portrait se perdit en Russie avec la bibliothèque de Diderot Nous ne la connaissons que par le regard des autres et surtout par les lettres de Diderot qui nous apprennent qu’elle était menue, de santé fragile, qu’elle portait des lunettes, et « avait la menotte sèche ». Cultivée, d’esprit libre, elle lisait le latin ; elle était tendre et pleine de charme mais avec « une certaine virilité intellectuelle ». Diderot lui écrivait : « Sophie est homme et femme, quand il lui plaît ». Toutes les lettres de Sophie ont disparu ; elles furent peut-être détruites par la sœur de Sophie ou par la fille de Diderot. Les premières lettres et les dernières de Diderot ont également disparu ; celles qui correspondent aux trois premières années de leur passion et aux six dernières années. Il en reste 187 et des fragments ; comme elles étaient numérotées on sait il y en eût au moins 584. La première lettre qui nous est parvenue a été écrite le 10 mai 1759 ; la dernière fut écrite en Hollande, en 1774, à son retour de Russie. C’est à Grimm qu’il confia son amour pour Sophie : « Ah ! Grimm, quelle femme ! Comme cela est tendre, doux, honnête, délicat, sensé! » La mère de Sophie ne découvrit la liaison de sa fille que trois ans plus tard. Elle emmena la « coupable » qui avait alors plus de 40 ans dans une « terre » dans les environs de Paris, Diderot écrivit à la mère de Sophie une lettre « modérée » puis il s’emporta ; la passion triompha Sophie revint. Il faudra encore quelques années pour vaincre les réticences de la mère de Sophie qui tous les ans emmenait régulièrement sa fille loin de Paris. Et Diderot de soupirer : « Chaque année, il faut que je vous perde pour six mois. Et si, sans cesser de vous aimer, je viens à vous perdre pour toujours ? » Ils ont été bien souvent séparés. La correspondance leur permit d’atténuer la douleur de l’absence ; elle nous révèle les tensions, les regrets, les malentendus, la nostalgie, la jalousie aussi. Il semble que Sophie ait été jalouse de l’amitié passionnée de Diderot pour Grimm, Dans une lettre qui évoque leurs retrouvailles après un long voyage de Grimm, il lui écrit : « Avec quel plaisir nous nous sommes embrassés ! Je les ai baisés, n’en soyez pas jalouse, oui, comme si c’eût été les vôtres, je les ai baisés cent fois ces yeux si beaux où je voyais jadis la sérénité du ciel. Il était à côté de moi, je lui tenais la main et je le regardais. Jugez combien je vais être heureux tout à l’heure quand je vous reverrai. » Mais le philosophe fut jaloux lui aussi. Il lui reprochait les manifestations d’une tendresse trop vive l’égard de sa jeune sœur, Madame Legendre.« Sophie, prenez garde, ne la regardez pas plus tendrement que moi » « M’oubliez-vous dans les bras de votre sœur ?”. Les allusions qu’il y fait sont précises mais un peu plus tard pour ajouter à la confusion des sentiments, lui-même succomba au charme de la jeune femme et éprouva pour cette jeune sœur une tendresse exaltée ; il sembla unir les deux femmes dans une même passion. Diderot attachera le plus grand prix à ses lettres dans lesquelles il exprime « tout de lui-même ». Il lui dit ses chagrins, ses peines Dans une lettre du 15 juillet 1759, il évoque la visite que son ami Grimm avait faite à Didier Diderot un peu avant sa mort : « Voilà la lettre de Grimm. Je l’ai relue avant que de vous l’envoyer. Imaginez sa douleur lorsqu’il aura appris que celui qui lui disait en l’embrassant, il y a quelques mois : « Voilà pour mon fils, voilà pour ma fille, voilà pour ma petite-fille « , n’est plus. Il s’est endormi entre les bras de deux de ses enfants, sans douleur, sans agonie et sans efforts. Mon père n’était pas un de ces hommes qu’on oubliait quand on l’avait connu. Grimm se ressouviendra de lui et le pleurera. Vous adoucirez l’idée que j’en garderai, elle ne me quittera pas même à côté de vous. » Il ne lui cache pas ses soucis quotidiens, lui raconte la petite Angélique, Paris, le 12 septembre 1761 : « Elle est grande, elle est assez bien de visage, elle a de l’aptitude à tous les exercices du corps et de l’esprit (…). Sa mère, qui s’en est emparée, ne souffrira jamais que j’en fasse quelque chose. Eh bien ! Elle ressemblera à cent mille autres, et si elle a un sot mari, comme il y a cent mille à parier contre un que cela arrivera, elle en sera moins mécontente que si une meilleure éducation l’eût rendue plus difficile. « On peut mesurer combien, malgré des moments de joie et d’amitié partagée, il a été profondément atteint par la campagne déchaînée contre l’Encyclopédie. Il n’en peut plus des calomnies, de lutter contre la censure. Lettre 14, à Isle, le 18 août 1759 : « Quels ennemis nous avons ! Qu’ils sont constants ! Qu’ils sont méchants ! En vérité, quand je compare nos amitiés à nos haines, je trouve qu’elles sont minces, petites, fluettes. Nous savons haïr, mais nous ne savons pas aimer ; et c’est moi, moi, ma Sophie, qui le dis. » Cette correspondance est une incomparable source d’informations sur Diderot en son temps ; nous pouvons le suivre au cours de ses séjours à Grandval chez le baron d’Holbach, à La Chevrette, chez Louise d’Epinay : « Nous étions dans ce triste et magnifique salon de La Chevrette. L’abbé Galiani entra et avec le gentil abbé la gaieté, l’imagination, l’esprit, la folie, la plaisanterie, tout ce qui fait oublier les peines de la vie. L’abbé est inépuisable de mots et de traits plaisants. C’est un trésor dans les jours pluvieux. Je disais à Madame d’Epinay que, si l’on en faisait chez les tabletiers, tout le monde voudrait en avoir un à sa campagne. » Il lui raconte les conversations ; les sujets, dont on débattait, y sont relatés dans le détail et c’est pourquoi ces lettres constituent, dans leur expression spontanée, une chronique irremplaçable de la vie littéraire. Mais elles sont un magnifique chant d’amour. Juillet 1759 : « Je ne saurais m’en aller d’ici sans vous dire un petit mot. Hé bien ! Mon amie, vous comptez donc beaucoup sur moi ! Votre bonheur, votre vie sont donc liés à la durée de ma tendresse ! Ne craignez rien, ma Sophie, elle durera, et vous vivrez heureuse. Je n’ai point encore commis le crime, et je ne commencerai point à le commettre : je suis tout pour vous, vous êtes tout pour moi ; nous supporterons ensemble les peines qu’il plaira au sort de nous envoyer ; vous allégerez les miennes, j’allégerai les vôtres. Puissé-je vous voir toujours telle que vous êtes depuis quelques mois ! Pour moi, vous serez forcée de convenir que je suis comme au premier jour : ce n’est pas un mérite que j’aie, c’est une justice que je vous rends. L’effet des qualités réelles, c’est de se faire sentir plus vivement de jour en jour. Reposez-vous de ma constance sur les vôtres et sur le discernement que j’en ai. Jamais passion ne fut plus justifiée par la raison que la mienne. N’est-il pas vrai, ma Sophie, que vous êtes bien aimable ? Regardez au-dedans de vous-même ; voyez-vous bien ? Voyez combien vous êtes digne d’être aimée, et connaissez combien je vous aime. C’est là qu’est la mesure invariable de mes sentiments. Bonsoir, ma Sophie, je m’en vais plein de joie, la plus douce et la plus pure qu’un homme puisse ressentir. Je suis aimé, et je le suis de la plus digne des femmes.» Paris, le 23 juillet 1759 : « Je ne sais, si mon sentiment n’est pas au-dessus de toutes les épreuves de la vie. » Ce 4 août 1762 : « Adieu, ma tendre, mon unique amie ; venez me faire des jours heureux ; venez me dire que vous m’aimez ; venez me le prouver ; j’ai quelques moments d’impatience ; mais ils sont courts, je sens que jamais ils ne m’entraîneront à rien que je ne puisse vous avouer : vous êtes et vous serez tout le bonheur de ma vie ; aucun plaisir que ma Sophie ne le partage. Valeant aliæ. Il n’y en a qu’une pour moi.» Peut-être la lettre qu’il lui écrivit en 15 octobre 1759, est-elle la plus émouvante : « Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent. Que sais je? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien diverses. On croit qu’il n’y a qu’un polype ; et pourquoi la nature entière ne serait-elle pas du même ordre? Lorsque le polype est divisé en cent mille parties, l’animal primitif et générateur n’est plus, mais tous ses principes sont vivants. Ô ma Sophie, il me resterait un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous, quand nous ne serons plus. S’il y avait dans nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun ; si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous ; si les molécules de votre amant dissous venaient à s’agiter, à se mouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature! Laissez moi cette chimère. Elle m’est douce. Elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous... » Extraits de quelques lettres des Lettres à Sophie Volland. Le 31 juillet 1759. « À peine y a-t-il quatre jours que je suis ici, et il me semble qu’il y ait quatre ans. Le temps me dure ; je m’ennuie. Je vais vous entretenir un peu de nos affaires domestiques, puisque vous me l’avez permis. D’abord, il m’est impossible d’imaginer trois êtres de caractères plus différents que ma sœur, mon frère et moi. Ma sœur est vive, agissante, gaie, décidée, prompte à s’offenser, lente à revenir, sans souci, ni sur le présent ni sur l’avenir, ne s’en laissant imposer ni par les choses ni par les personnes ; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses propos ; c’est une espèce de Diogène femelle. Je suis le seul homme qu’elle ait aimé ; aussi m’aime-t-elle beaucoup ! Mon plaisir la transporte ; ma peine la tuerait. L’abbé est né sensible et serein. Il aurait eu de l’esprit ; mais la religion l’a rendu scrupuleux et pusillanime. Il est triste, muet, circonspect et fâcheux. Il porte sans cesse avec lui une règle incommode à laquelle il rapporte la conduite des autres et la sienne. Il est gênant et gêné. C’est une espèce d’Héraclite chrétien, toujours prêt à pleurer sur la folie de ses semblables. Il parle peu, il écoute beaucoup : il est rarement satisfait. Doux, facile, indulgent, trop peut-être, il me semble que je tiens entre eux un assez juste milieu. Je suis comme l’huile qui empêche ces machines raboteuses de crier, lorsqu’elles viennent à se toucher. Mais qui est-ce qui adoucira leurs mouvements quand je n’y serai plus ? C’est un souci qui me tourmente. Je crains de les rapprocher, parce que si elles venaient un jour à se séparer, ce serait avec éclat.(…). Pourquoi m’accommodais-je autrefois si bien de la vie qu’on mène ici, et ne puis-je la supporter aujourd’hui ? C’est, ma Sophie, que je n’aimais pas, et que j’aime. Les choses ne sont rien en elles-mêmes ; elles n’ont ni douceur ni amertume réelles : ce qui les fait ce qu’elles sont, c’est notre âme ; et la mienne est mal disposée pour elles. Tout ce qui m’environne me lasse, m’attriste et me déplaît. Mais qu’on me promette ici mon amie, qu’elle s’y montre, et tout à sa présence s’embellira subitement. Si les objets ont changé pour moi, il s’en manque beaucoup, que je sois le même pour eux. On me trouve sérieux, fatigué, rêveur, inattentif, distrait. Pas un être qui m’arrête ; jamais un mot qui m’intéresse ; c’est une indifférence, un dédain qui n’excepte rien. Cependant on a des prétentions ici comme ailleurs, et je m’aperçois que je laisse partout une offense secrète. Plus on m’estime, plus on souffre de mon inadvertance ; et moi, j’admire combien sottement les autres s’accusent ou se félicitent de notre humeur bonne ou mauvaise ; ils s’en font honneur, et ils n’y sont pour rien. Ah ! Si j’osais les détromper, je leur dirais : Vous me plairiez tous, si j’avais ici ma Sophie ; et pourtant elle vous déparerait. La comparaison que je ferais de vous avec elle ne serait pas à votre avantage ; mais je serais heureux, et l’homme heureux est indulgent. Venez donc me réconcilier avec cette ville… Mais cela ne se peut. Il faut que je la haïsse jusqu’au moment où j’en sortirai pour retourner à vous. Je sens davantage que cette idée embellira mes derniers jours. » À Langres, le 10 août 1759 : « J’espérais, ma tendre amie, recevoir hier une lettre de vous ; point de lettre, cela m’inquiète. L’enfant était, à en juger par ce que vous m’en avez dit, dans un état si déplorable que ce silence me fait craindre le grand accident. Mais je m’alarme peut-être mal à propos, et deux lettres reçues demain à la fois me rassureront. Je me suis laissé engager, je ne sais comment, à passer la journée à la campagne. On partira de grand matin. Combien le temps va me durer, si je pars sans avoir rien lu de vous ; mais je compte sur la célérité de la poste qui arrive ici de bonne heure. J’ai passé, les premiers jours, fort renfermé. Je ne me portais pas assez bien pour me répandre. Voici que je me porte mieux et que je commence à n’être plus à moi, c’est une maladie plus fâcheuse que la première. Ce sont des visites à recevoir et à rendre sans fin, et des repas qui commencent le plus tôt et qui durent le plus tard qu’on peut. Ils sont gais, tumultueux et bruyants ; des plaisanteries ; ah dieu ! Quelles plaisanteries ! Je n’aime pas trop tout cela, et je n’en avais pas besoin pour sentir tout ce que j’avais perdu en vous quittant ; et puis, le sot personnage à faire que celui de buveur d’eau au milieu d’une cohue de gens dont le mérite principal pour eux et pour les autres est de bien boire. Il faut cependant se prêter et paraître content. (…) Si demain je ne reçois pas mes deux lettres, la tête m’en tournera. Que faites-vous, vous et votre chère sœur ? Vous causez, vous ; vous m’aimez, vous ; vous le dites, vous ; vous vous faites les moments les plus doux, tandis que moi je parle affaires, je joue au trictrac et je dispute. Au milieu de cela, j’envoie quelquefois ma pensée aux lieux où vous êtes, et je me distrais. Combien j’irai vite en m’en retournant ! Un oiseau qui a rompu le fil qui le tenait attaché n’aura pas de meilleures ailes. Je soupçonne mon frère et ma sœur de tirer les choses en longueur pour me retenir auprès d’eux plus longtemps. Ils ne savent pas mon impatience, ou ils en font honneur à tel ou telle qui n’y est pour rien. Je n’ai pas encore écrit au baron d’Holbach. Je viens de recevoir une belle lettre de Grimm ; oh ! pour cela bien belle et bien tendre, presque comme si vous l’aviez dictée. Le peu de condisciples qui me restent, répandus dans les environs de la ville, me sont venus voir : il n’y en a plus guère ; ils sont presque tous passés. Deux choses nous annoncent notre sort à venir et nous font rêver : les ruines anciennes, et la courte durée de ceux qui ont commencé de vivre en même temps que nous. Nous les cherchons, et, ne les retrouvant plus, nous nous replions sur nous : c’est ce sentiment secret qui nous rend leur présence si chère : par leur existence, ils nous rassurent sur la nôtre. (…) Mais de quoi vous entretiens-je là ? Ne connaissez-vous pas la province aussi bien que moi ? Je me venge de votre silence, sans m’en apercevoir. Écrivez-moi donc, si vous voulez que je vous dise combien je vous aime. Toutes les lettres qui ne seront pas en réponse aux vôtres seront froides, je vous en avertis. S’il me vient au bout de la plume un mot qui soit doux, crac, je le supprime. Je ne pourrai jamais forcer ce cœur à se taire ; il faut qu’il tressaille et qu’il s’échauffe au nom de ma Sophie. Mais vous ignorez ce qu’il me suggère ; eh non, vous ne l’ignorez pas, vous le retrouverez au fond du vôtre. Adieu, ma bonne, ma tendre, ma sensible amie ; adieu…. » Langres, 14 août 1759 : « J’ai encore deux nuits à passer ici. Jeudi matin, de grand matin, je quitterai cette maison, où, dans un assez court intervalle de temps, j’ai éprouvé bien des sensations diverses. Imaginez que j’ai toujours été assis à table vis-à-vis d’un portrait de mon père, qui est mal peint, mais qu’on a fait tirer il y a seulement quelques années, et qui ressemble assez ; que nos journées ont été employées à lire des papiers écrits de sa main, et que ces derniers moments se passent à remplir des malles de hardes qui ont été à son usage et qui peuvent être au mien. Toutes ces relations qui lient les hommes entre eux d’une manière si douce ont pourtant des instants bien cruels ! J’ai tort, je suis à présent dans une mélancolie que je ne changerais pas pour toutes les joies bruyantes du monde. Je suis appuyé sur le lit où il a été malade pendant quinze mois. Ma sœur se relevait dix fois la nuit pour lui apporter des linges chauds, pour rappeler la vie qui commençait à s’éloigner des extrémités de son corps. Il fallait qu’elle traversât un long corridor pour arriver à cette alcôve, où il s’était réfugié depuis la mort de sa femme. Leur lit commun était resté vacant depuis onze ans. Pour soulager sa fille dans les soins continuels qu’elle lui rendait, il vainquit sa répugnance et vint se placer dans ce lit. En y entrant, il dit : Je me trouve mieux, mais je n’en sortirai pas. Il se trompait : il mourut, ou plutôt il s’endormit pour ne plus se réveiller, dans un fauteuil, entre son fils, sa fille et quelques-uns de ses amis. Il s’échappa d’au milieu d’eux sans qu’ils s’en aperçussent. » Au Grandval, le 5 octobre 1759[15]. « Que pensez-vous de mon silence ? Le croyez-vous libre ? Je partis mercredi matin. Il était onze heures passées que mon bagage n’était pas encore prêt, et que je n’avais point de voiture. Madame fut un peu surprise de la quantité de livres, de hardes et de linge que j’emportais. Elle ne conçoit pas que je puisse durer loin de vous plus de huit jours. J’arrivai une demi-heure avant qu’on se mît à table. J’étais attendu.(…) On m’a installé dans un petit appartement séparé, bien tranquille, bien gai et bien chaud. C’est là que, entre Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C’est mon occupation depuis six heures du matin jusqu’à une heure. À une heure et demie je suis habillé et je descends dans le salon où je trouve tout le monde rassemblé.» Au Grandval, le 18 octobre 1760 : « Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut il y a plus de trente ans, et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège les bras chargés des prix que j’avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avait données, et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte, et se mit à pleurer. C’est une belle chose qu’un homme de bien et sévère qui pleure ! Chère amie, pardonnez-moi cet écart, c’est vous qui m’avez échauffé. J’ai suivi ma chaleur, et j’ai écrit tout ce qu’elle m’inspirait. « Paris, ce 15 août 1762 : « Je ne me tiens pas pour battu sur la question des beaux vieillards qui sont, et des belles vieilles qui ne sont pas.(...) . J’y ai rêvé un moment, et il me semble qu’il y a des raisons physiques et morales de cette distinction des deux sexes dans un âge avancé. Les femmes semblent n’être destinées qu’à notre plaisir. Lorsqu’elles n’ont plus cet attrait, tout est perdu pour elles ; (…) Nous, nous conservons sous une peau ridée et brunie des muscles fermes et solides. La nature douce, molle, replète, arrondie de la femme, toutes qualités qui font qu’elle est charmante dans la jeunesse, font aussi que tout s’affaisse, tout s’aplatit, tout pend dans l’âge avancé. » 21 juillet 1765 : « Dépêchez-vous, faites-moi préparer une niche grande comme la main, proche de vous, où je me réfugie loin de tous ces chagrins qui viennent m’assaillir. (…) Que je vive obscur, ignoré, oublié, proche de celle que j’aime, jamais je ne lui causerai la moindre peine, et près d’elle le chagrin n’osera pas approcher de moi. Est-il prêt, ce petit asile ? Venez le partager ! Nous nous verrons le matin ; j’irai, tout en m’éveillant, savoir comment vous avez passé la nuit ; nous causerons ; nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre ; nous dînerons ensemble ; nous nous promènerons au loin, jusqu’à ce que nous ayons rencontré un endroit dérobé où personne ne nous aperçoive. Là nous nous dirons que nous nous aimons, et nous nous aimerons ; nous rapporterons sur des fauteuils la douce et légère fatigue des plaisirs et nous passerons un siècle pareil sans que notre attente soit jamais trompée. Le beau rêve ! » La Haye, lors son retour de Russie en juin 1774, adressée aux dames Volland (Sophie, ses deux sœurs et sa mère) : « Ce n’est pas un voyage agréable que j’ai fait ; c’est un voyage très honorable. On m’a traité comme le représentant des honnêtes gens et des habiles gens de mon pays. C’est sous ce titre que je me regarde, lorsque je compare les marques de distinction dont on m’a comblé avec ce que j’étais en droit d’en attendre pour mon compte. J’allais avec la recommandation du bienfait, beaucoup plus sûre encore que celle du mérite ; et voici ce que je m’étais dit : « Tu seras présenté à l’impératrice ; tu la remercieras ; au bout d’un mois, elle désirera peut-être de te revoir, et elle te fera quelques questions ; au bout d’un autre mois, tu iras prendre congé d’elle et tu reviendras. » Ne convenez-vous pas, bonnes amies, que ce serait ainsi que les choses se seraient passées dans toute autre cour que celle de Petersbourg ? Là, tout au contraire, la porte du cabinet de travail de la souveraine m’est ouverte, tous les jours, depuis trois heures de l’après-midi jusqu’à cinq, et quelquefois jusqu’à six. J’entre ; on me fait asseoir, et je cause avec la même liberté que vous m’accordez ; et en sortant, je suis forcé de m’avouer à moi-même que j’avais l’âme d’un esclave dans le pays qu’on appelle des hommes libres, et que je me suis trouvé l’âme d’un homme libre dans le pays qu’on appelle des esclaves. Ah ! mes amies, quelle souveraine ! quelle extraordinaire femme ! On n’accusera pas mon éloge de vénalité, car j’ai mis les bornes les plus étroites à sa munificence ; il faudra bien qu’on m’en croie lorsque je la peindrai par ses propres paroles ; il faudra bien que vous disiez toutes que c’est l’âme de Brutus sous la figure de Cléopâtre : la fermeté de l’un et les séductions de l’autre ; une tenue incroyable dans les idées avec toute la grâce et la légèreté possibles de l’expression ; un amour de la vérité poussé aussi loin qu’il est possible ; la connaissance des affaires de son empire, comme vous l’avez de votre maison : je vous dirai tout cela, mais quand ? Ma foi, je voudrais bien que ce fût sous huitaine, car il en faut moins pour arriver de La Haye à Paris du train dont je suis revenu de Petersbourg à La Haye, mais Sa Majesté Impériale et le général Betzky, son ministre, m’ont chargé de l’édition du plan et des statuts des différents établissements que la souveraine a fondés dans son empire pour l’instruction de la jeunesse et le bonheur de tous ses sujets. J’irai le plus vite que je pourrai, car vous ne doutez pas, bonnes amies, que je sois aussi pressé de me restituer à ceux qui me sont chers qu’ils peuvent l’être de me revoir. Sachez, en attendant, qu’il s’est fait quarante-cinq jours de beau temps de suite pour aller ; le second, cinq mois de suite dans une cour sans y donner prise à la malignité ; et cela avec une franchise de caractère peu commune et qui prête aux torquets des courtisans envieux et malins ; la troisième, trente jours de suite d’une saison dont on n’a pas d’exemple, pour revenir, sans autre accident que des voitures brisées : nous en avons changé quatre fois. Combien de détails intéressants je vous réserve pour le coin du feu : Je commence à perdre les traces de vieillesse que la fatigue m’avait données ; il me serait si doux de vous retrouver avec de la santé que je me flatte de cette espérance. »
Lettre de Diderot à Sophie Volland La Haye, le 3 septembre 1774 : « Enfin, je vais regagner mes foyers pour ne les plus quitter de ma vie : le temps où l’on compte par année est passé, et celui où il faut compter par jour est venu ; moins on a de revenu, plus il importe d’en faire un bon emploi. J’ai peut-être encore une dizaine d’années au fond de mon sac. Dans ces dix années, les fluxions, les rhumatismes, et les restes de cette famille incommode en prendront deux ou trois ; tâchons d’économiser les sept autres pour le repos et les petits bonheurs qu’on peut se promettre au-delà de la soixantaine. C’est mon projet dans lequel j’espère que vous voudrez bien me seconder. J’avais pensé que les fibres du cœur se racornissaient avec l’âge ; il n’en est rien ; je ne sais si ma sensibilité ne s’est pas augmentée : tout me touche, tout m’affecte ; je serai le plus insigne pleurnicheur vieillard que vous ayez jamais connu. »
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