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"Monsieur de Sultana"

Martine Amelot

"Je suis ambassadeur ; j'ai raté ma vie", fut la seule réponse que donna Monsieur De Sultana, diplomate célèbre, à la secrétaire qui lui demandait les raisons de sa consultation. " Je suis ambassadeur ; j'ai raté ma vie ", telle fut la seule et unique phrase que prononça Monsieur De Sultana, tous les jours, pendant trois semaines, durant ses séances de psychanalyse avec le docteur Xélérini. 
C'était la première fois, en trente années de pratique que ce psychiatre parisien, mondialement connu pour l'efficacité de ses thérapies avant-gardistes, voyait un patient passer une heure sur son divan, sans dire autre chose que ces quelques mots. 
Il connaissait la renommée de ce spécialiste de la Chine moderne, autrefois ambassadeur de France en Extrême-Orient, qui parlait sans accent le mandarin et le cantonais, avait écrit plusieurs livres remarquables sur l'économie asiatique et conseillait actuellement tous les investisseurs désireux de s'implanter à Beijin; il n'avait donc aucune inquiétude sur son état de santé mentale. 
Son mutisme l'étonnait mais ne le gênait pas vraiment, et c'est plus par souci d'aider son patient que par ennui qu'il abandonna un jour un des principes fondamentaux de la théorie de Freud et amorça un dialogue ou plutôt un monologue avec Monsieur De Sultana. Il commença par dire quelques banalités sur le bonheur, l'amour, la réussite, cita Platon, Epicure, André Comte-Sponville... 
Monsieur De Sultana l'écouta attentivement sans mot dire. La semaine suivante, sans doute pour établir des rapports plus cordiaux, Monsieur Xélérini délaissa son fauteuil de cuir noir pour venir s'asseoir sur le divan, à côté de son patient. Ainsi installé, il aborda peu à peu, prenant soin de les illustrer d'exemples de la vie quotidienne, des thèmes plus complexes tels la solitude, la difficulté de vivre, l'angoisse de la vieillesse et de la mort, fit référence à Françoise Dolto, Nietzsche … 
Un mois plus tard, sans qu'aucun des deux ne l'ait vraiment anticipé ou désiré, Monsieur De Sultana occupait son fauteuil, et lui était confortablement allongé sur le divan. Monsieur Xélérini ne parut nullement s'offusquer de la situation, son patient avait l'air d'aller tellement mieux, c'était là l'essentiel ; et puis à son âge ce n'était pas désagréable de s'étendre un peu après le repas, d'autant plus qu'il se sentait de plus en plus las. 
Ainsi allongé, il se surprit à évoquer ses problèmes avec son locataire Marius* qui ne payait plus son loyer, ses ennuis avec le fils* de sa deuxième femme, Tanguy*, qui refusait de le voir. Monsieur De Sultana, silencieux, semblait l'écouter religieusement. Alors il s'enhardit, parla de son enfance, de sa mère Rosetta*, qui vivait dans une maison de retraite et ne le reconnaissait plus, de ses trois frères* qui n'allaient jamais la voir, de la mort de son père, tué dans un accident de chasse. 
Monsieur De Sultana paraissait de jour en jour plus détendu, plus serein, plus gai, preuve que la thérapie choisie était vraiment la bonne. Monsieur Xélérini ne pouvait donc que continuer le travail entrepris, tant pis s'il se sentait devenir chaque jour, un peu plus morose, inquiet et fatigué ; un bon médecin ne doit jamais abandonner un malade avant qu'il ne soit complètement guéri. 
Alors peu à peu, au fil des semaines, il raconta ce qu'il n'avait encore jamais dit à personne : ses rêves d'enfant, son désir de devenir pianiste, l'opposition de ses parents à son projet, son obligation de faire médecine comme son père, sa jalousie envers sa sœur aînée, son amour pour sa première femme, son désespoir lorsqu'elle le quitta, son regret de ne pas avoir pris le temps de s'occuper de ses enfants, surtout de sa fille aînée qui vivait maintenant dans une secte, sa peur de vieillir et de mourir. 
Arrivé à ce stade de la confidence, il s'arrêta surpris de sentir dans sa voix ce désespoir qu'il avait l'habitude d'entendre dans celle de ses patients. Ce jour-là, à la fin de la séance, Monsieur De Sultana, visiblement en forme, quitta son fauteuil, lui tendit un chèque en souriant et prononça ces quelques mots : "Merci docteur, c'est formidable, j'ai retrouvé ma joie de vivre, mon enthousiasme, je pense que ma thérapie est terminée ". 
Monsieur Xélérini, acquiesça, dit au revoir à son patient, s'assit, réfléchit un court instant, puis décrocha son téléphone, appela un de ses confrères new-yorkais et s'entendit répondre à la secrétaire qui le questionnait sur les raisons de sa démarche : " I 'm psychiatrist ; I 've made a mess of my life "* * : " je suis psychiatre ; j'ai raté ma vie "


* titres de films à insérer dans la nouvelle ainsi que le règlement le stipulait